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conclure mon œuvre, sinon complètement, du moins en partie. » Espérons que les inquiétudes de M. Spencer pour une santé si précieuse à la science ne se réaliseront pas et qu’il pourra, achever une tâche magnifiquement commencée. Avant les Données de la morale de M. Spencer, de nombreux travaux, bien inférieurs du reste, avaient déjà été publiés en Angleterre sur un sujet analogue : nous citerons en première ligne le livre récent de M. H. Sidgwick sur les Méthodes en morale. En outre, des discussions presque continuelles se produisent dans les revues anglaises, principalement dans le Mind, sur ces intéressans problèmes où toutes nos idées morales sont engagées. En France, on a d’abord insisté sur les conséquences de la doctrine évolutionniste dans l’ordre cosmologique et même métaphysique, moins sur les changemens que le darwinisme entraîne dans les idées morales ou sociales[1]. De récentes publications ont appelé les réflexions de tous sur ce grave problème. Nous ne pouvons nous dispenser de mentionner ici un livre auquel nous aurons à faire plus d’un emprunt dans cette étude : la Morale anglaise contemporaine, par M. M. Guyau, qui contient, au dire des Anglais eux-mêmes et en particulier de M. Spencer, l’exposition et la critique la plus complète des systèmes de morale produits par l’Angleterre.

L’Allemagne n’est pas restée en arrière de ce mouvement général, et la morale darwinienne y a inspiré plus d’un écrit[2]. L’impératif catégorique du vénérable Kant n’a plus aujourd’hui pour adeptes que les kantiens orthodoxes ; ceux-ci, nouveaux stoïciens, demeurent seuls obstinément fidèles à l’idée du « devoir » absolu, au milieu de ce bouleversement des anciennes croyances morales qui paraîtra sans doute à nos successeurs une révolution plus considérable que toutes les révolutions religieuses accomplies jusqu’à ce jour. Ce n’est pas sans raison que Kant lui-même donnait à certaines « antinomies » de la conscience, où les idées luttent entre elles comme les personnages d’un drame intérieur, le nom de tragiques ; les combats mêmes de la foi ne sont rien auprès des combats de la conscience, et les doutes qui ont pour objet le Dieu d’en haut ne sont que le faible prélude des doutes qui ont pour objet le Dieu intérieur, je veux dire notre moralité.

  1. Citons à ce sujet le travail très suggestif de M. Radau sur l’Origine de l’homme d’après Darwin, dans la Revue du 1er octobre 1871, et les éloquentes études de M. Caro, qui, après avoir paru ici même, ont été réunies dans les Problèmes de morale sociale. M. Caro est un de ceux qui ont le plus contribué, tant par leurs livres que par leurs cours, à tourner les esprits vers ces questions. Voir aussi, dans l’Hérédité de M. Ribot, le remarquable chapitre consacré aux conséquences morales de l’hérédité.
  2. Récemment elle a été exposée avec talent dans un livre de M. Swientochowski sur l’Origine des lois morales.