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sifiant et nuançant à l’infini, par cela seul qu’elle les éclairait d’un jour différent, le petit nombre de mots qu’elle possède. En 1718, l’auteur de la préface du Dictionnaire de l’Académie ne comptait pas moins de soixante-quatorze significations du mot bon. Un lexicographe anglais a fait le même travail sur le mot good, mais en sens contraire, et s’efforçant, lui, de réduire son mot au plus petit nombre d’acceptions possibles. Il n’en a pas pu trouver moins d’une quarantaine. Voilà les véritables richesses d’une langue. Une des langues les plus riches, dit-on, qu’il y ait au monde, est la chinoise : et sa littérature prodigieusement abondante. Quand on veut faire entendre d’un mot, ou plus exactement d’un chiffre qui s’enfonce dans la mémoire, combien la richesse d’une langue est indépendante de l’étendue numérique de son vocabulaire, on nous assure qu’il est permis de réduire au maigre total de quinze cents mots le fond de la langue chinoise.

Reprenez maintenant votre Dictionnaire d’argot moderne, et si par hasard vous en avez le courage, lisez-le, mais plume en main. Vous avez écarté les expressions techniques, — le mot d’attignoles, par exemple, qui signifie, dans l’argot des charcutiers, « une boulette cuite au four ; » et les métaphores plus ou moins heureuses qui sont tirées directement d’un argot de métier, — comme par exemple siffler au disque, pour « attendre en se morfondant, » est emprunté de l’argot des mécaniciens. Vous avez mis également à part les expressions conventionnelles ; — déformations baroques, telles que mastroquet, « pour marchand de vin ; » calembours idiots, tels que cloporte, pour « portier ; » créations enfin de toutes pièces qui ne semblent procéder que d’elles-mêmes, telles que bricheton, pour « pain, » et picton ou piqueton, pour « vin. » Tout cela étant trié, que vous demeure-t-il ? En quatre mots comme en cent, un résidu de plaisanteries grossières et d’obscénités monstrueuses. Le peuple a vingt locutions, de l’espèce de lâcher la rampe ou de casser sa pipe, pour traduire l’idée de la mort ; il en a vingt, de l’espèce de se tirer des pattes ou de se pousser de l’air, pour traduire l’idée de la fuite ; il en a vingt, de l’espèce de se rincer l’avaloire ou de s’humecter le goulot, pour traduire l’idée du boire. Qu’y a-t-il là, je le demande en conscience, ou d’énergique dans la laideur, ou de spirituel dans la trivialité ? Celui qui le verra, qu’il le dise, et qu’il le dise autrement qu’en se récriant, comme on le fait d’ordinaire, sur le pittoresque de l’expression. Pittoresque, ce n’est qu’un mot, et je voudrais qu’on donnât des raisons. Mais quoi ! ces locutions ne sont pas même topiques. J’entends qu’il n’en est pas une de si bien ajustée sur l’idée qu’elle enveloppe qu’on ne l’en puisse aisément détacher. Car enfin, s’il me plaît de dire se nettoyer la gargoulette ou carotter son propriétaire, au lieu de se rincer l’avaloire ou de casser sa pipe, en quoi l’expression sera-t-elle moins vulgaire , ou conviendra-t-elle moins à ce qu’il s’agit d’exprimer? La vérité vraie, c’est que