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notre franchise et elle prononça un mot cruel que sa tendresse rend excusable ; elle nous crut jaloux de son fils et le laissa deviner. Elle se trompait. Bouilhet et moi, nous avons toujours reconnu la supériorité artiste de Flaubert, et jamais l’idée de la discuter ne nous a effleurés ; nous n’étions pas effacés, nous étions aplatis devant lui ; nous avions en son talent une foi imperturbable et notre confiance n’a pas été trompée.

Il lui fut très pénible d’abandonner sa Tentation de saint Antoine, et jamais il ne put s’y résoudre ; cela est naturel, car on ne sacrifie pas sans souffrance le travail de plusieurs années ; tout écrivain sérieux a pour son œuvre un sentiment paternel qui parfois l’entraîne à des faiblesses, mais dont l’aveuglement même est respectable. Plus tard, après ses grands succès de Madame Bovary et de Salammbô, il reprit la Tentation, il la bluta, pour ainsi dire, n’en fut point satisfait et la remit au tiroir. C’était la conception même qui était défectueuse et à laquelle il ne put jamais parvenir à communiquer un intérêt qu’elle ne comporte pas. Une dernière fois, et lorsque Bouilhet n’était plus là pour le maintenir, il recommença encore cette œuvre de sa jeunesse à laquelle il tenait par-dessus tout ; il la diminua, élagua les incidens parasites qui l’envahissaient et la réduisit à la forme définitive sous laquelle elle a paru en 1874. Le volume est dédié « à la mémoire de mon ami Alfred Le Poitevin, décédé à La Neuville-Chant-d’Oisel, le 3 avril 1848. » Il m’a avoué depuis qu’il regrettait de n’avoir pas suivi notre conseil et de n’avoir pas gardé son travail en portefeuille. Tel qu’il est cependant, et malgré son inévitable imperfection, ce livre contient des beautés de premier ordre.

Pendant la journée qui suivit cette nuit sans sommeil, nous étions assis dans le jardin, nous nous taisions, nous étions tristes en pensant à la déception de Flaubert et aux vérités que nous ne lui avions point ménagées. Tout à coup Bouilhet dit : « Pourquoi n’écrirais-tu pas l’histoire de Delaunay ? » Flaubert redressa la tête et avec joie s’écria : « Quelle idée ! » Delaunay était un pauvre diable d’officier de santé qui avait été l’élève du père Flaubert et que nous avions connu. Il s’était établi médecin tout près de Rouen, à Bon-Secours. Marié en premières noces à une femme plus âgée que lui et qu’il avait crue riche, il devint veuf et épousa une jeune fille sans fortune qui avait reçu quelque instruction dans un pensionnat de Rouen. C’était une petite femme sans beauté, dont les cheveux d’un jaune terne encadraient un visage rondelet, piolé de taches de rousseur. Prétentieuse, dédaignant son mari, qu’elle considérait comme un imbécile, ronde et blanche, avec des os minces qui n’apparaissaient pas, elle avait dans la démarche, dans l’habitude générale du corps, des