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Michel-Ange me semblait un devoir pour tout homme qui a touché Une plume et admiré un tableau. Avec la foule je battis des mains quand l’empereur traversa Paris pour aller prendre le commandement de l’armée. J’eus mon ivresse après Magenta et j’étais à Milan lorsque arrivèrent les premiers prisonniers de Solferino. A Gênes et à Turin, j’avais connu un homme dont la destinée allait bientôt se clore sinistrement, c’était le comte Ladislas Téléki, un des triumvirs du gouvernement provisoire hongrois que Napoléon III avait reconnu et près duquel il avait accrédité un ambassadeur. Téléki était un homme de grand nom, très intelligent et d’une rare habileté, malgré une certaine diffusion de paroles. En 1848 et 1849, il avait été le diplomate attitré de l’insurrection magyare et s’était créé de hautes relations en Angleterre et en France. Un an après la guerre d’Italie, au mois de décembre 1860, Ladislas Téléki se rendit à Dresde afin de suivre une aventure où la politique n’était pour rien. Le gouvernement saxon, — for shame ! — le fit arrêter, et au lieu de l’expulser, si sa présence lui semblait périlleuse, le livra à l’Autriche. En Europe, ce fut un cri de réprobation. La première protestation qui se fit entendre partit d’ici même, et c’est Saint-René Taillandier qui la formula[1].

Au nom du droit des gens, au nom du contrat qui engage la maison de Habsbourg envers l’antique royaume de Saint-Étienne, Saint-René Taillandier demanda que Ladislas Téléki fût rendu à l’exil, qu’il honorait par son intelligence et la correction de son attitude. L’empereur d’Autriche entendit-il cette voix française qui l’adjurait et lui parlait de justice ? Il se présenta inopinément devant Ladislas et lui accorda, lui imposa la liberté à la condition qu’il résiderait en Hongrie et renoncerait à toute conspiration. Contraint d’accepter cette grâce qu’il n’avait point sollicitée, forclos du labeur de sa vie entière, qui était la revendication des droits écrits de la Hongrie, Ladislas Téléki, calomnié par les siens, humilié par ses adversaires, demanda à la mort la fin des souffrances morales qu’il ne pouvait plus supporter. Il se tua d’un coup de pistolet au cœur ; autour de son cadavre, on retrouva dix-sept capsules brûlées qui prouvent qu’il avait fait une longue répétition de son propre drame afin de n’en point manquer le dénoûment. C’était un diplomate très fin auquel les traditions n’avaient point fait défaut, et c’était l’homme le plus remarquable de ce triumvirat improvisé qui, pendant la guerre de 1859, tournait autour du quartier-général français et rassemblait à Acqui les déserteurs hongrois de l’armée autrichienne. Sa mort fut un deuil pour ceux qui l’avaient connu et une perte grave pour son pays. Si l’empereur François-Joseph avait écouté les nobles paroles de Saint-René

  1. Voyez la Revue du 1er janvier 1861.