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à l’appui de leurs doctrines, à ne pas perpétuer la folie de l’existence en la transmettant à des enfans condamnés d’avance, ou à s’associer dans une conspiration superbe pour éteindre d’un seul coup dans l’humanité, par un consentement unanime, le désir et la volonté d’exister, qu’est-ce alors que cette phraséologie vide et sonore d’un désespoir qui n’aboutit pas et d’une logique de la mort universelle, qui ne conclut pas même pour un individu ? Non, je ne reconnais pas pour pessimistes ces aimables désespérés de doctrine qui ne se refusent ni aucune des élégances de l’art, ni aucune des joies de l’amitié, ni aucun des conforts de la vie. Ce sont des virtuoses et, si l’on veut, des poètes du désespoir, ce sont des bouddhistes de salon ou de boudoir, comme on a dit spirituellement que Schopenhauer était un bouddhiste de table d’hôte. J’admets même, si l’on veut, la souffrance cosmique que beaucoup de nos jeunes ou vieux pessimistes ressentent, à ce qu’ils assurent ; ils souffrent pour l’humanité, pour le monde, pour tout ce qui existe ; mais, qu’ils me permettent de le leur dire, c’est une souffrance de cerveau ; l’imagination y est pour quelque chose, le cœur n’y est pour rien. Et les seules douleurs auxquelles je compatis, ce sont celles où le cœur saigne. Celles-là, moins célébrées dans la poésie moderne, comme elles sont plus touchantes ! Le reste est objet de discussions spéculatives, de conversations galantes et magnifiques, de sonnets en deuil et de lamentations littéraires.

Quant à Henri Amiel, il n’est pas tombé dans cette affectation, ou du moins il n’y demeurait pas. Il a souffert réellement de son doute, de ses désenchantemens, de ses lassitudes ; il s’en relevait avec courage, un courage triste souvent ; il ne s’est jamais laissé abattre sans un effort qui se répète constamment et qui le maintient au niveau de la vie morale. Les affections et le devoir, voilà son viatique dans les tentations qui le jettent au bord de l’abîme. Et encore, les affections ! elles périssent ou du moins leurs objets sont mortels ; un ami, une femme, un enfant, une patrie, une église, peuvent nous précéder dans la tombe ; le devoir seul dure autant que nous. — Le mystère est partout. N’importe, pourvu que le monde soit l’œuvre du bien et que la conscience du devoir ne nous ait pas trompés. Donner du bonheur et faire du bien, voilà notre aurore de salut, notre phare, notre raison d’être. Tant que cette religion subsiste, nous avons encore un idéal, et il vaut la peine de vivre[1]. Oui, il lui arrive souvent de s’endormir dans le doute universel. Chaque fois il se réveille comme en sursaut d’un mauvais rêve ; il se ressaisit dans sa réalité vivante,

  1. Pages 2, 49, etc.