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s’était joint à l’état-major. Depuis le 29 novembre, une pluie torrentielle, la pluie d’Afrique, n’avait pas cessé de tomber. Après avoir attendu vainement une embellie, la colonne expéditionnaire commença son mouvement, le 7 décembre ; elle vint bivouaquer à Bou-Farik ; le 8, elle gagna directement la Ferme de l’agha. Il lui avait été interdit de s’approcher de Blida, qui commençait à se repeupler sous l’autorité du marabout Ahmed-ben-Iusuf, décoré du titre de khalifa, c’est-à-dire de lieutenant du général en chef. Les voitures de l’artillerie et du train furent laissées à la Ferme, leurs charges ayant été réparties sur les mulets de bât. Le 9, la colonne traversa le Ténia sans autre cause de retard que l’âpreté du terrain, et, d’une seule traite, la brigade Achard atteignit l’aqueduc en avant de Médéa. Le jour tombait ; les troupes arrivaient en désordre, confondues, pêle-mêle ; pour rallier leur monde, des tambours battaient la marche de chaque régiment. Les hommes, exténués, se plaignaient de cette allure forcée « dans un satané pays, s’écriait l’un d’eux, où l’on ne trouve pas seulement un cabaret sur la route : il faut être possédé du diable pour y faire la guerre. » Le général Achard, qui était très aimé du soldat, ranimait les courages, promettait monts et merveilles. « Allons, mes amis, disait-il, vous n’avez plus que dix minutes à marcher ; vous allez loger dans des maisons où vous serez bien. — Oui, mon général, répondait un grenadier voguenard, nous trouverons la soupe faite, un bon feu allumé, des lits délicieux et un domestique pour tirer nos bottes. » Pour comble de malheur, la nuit était noire, le vent soufflait en tempête et la pluie tombait à torrens, mêlée de grêle et de neige ; il n’y avait plus moyen de se reconnaître et force fut à ceux qui avaient fait halte de bivouaquer sur place, dans la boue. La brigade Duzer et le convoi, plus malheureux encore, s’étaient égarés parmi les oliviers de Zeboudj-Azara et, çà et là, erraient en désespérés sur les pentes du Nador. Des mulets roulaient dans les ravins ; presque tous avaient perdu leur charge. Il faut rendre cette justice aux employés du trésor qu’ils ne songèrent à prendre du repos qu’après avoir retrouvé leurs précieuses caisses jusqu’à la dernière.

L’état-major, sauf les généraux Duzer et Danlion, avait pu entrer à Médéa ; on était attablé chez le colonel Marion devant des perdrix de l’Atlas, des miches de pain d’orge et des cruches de vin blanc, quand l’ordonnance du colonel vint en hâte lui dire : « Il y a à la porte un homme qui vous demande, — Qu’il entre ! » Et l’on vit entrer, ruisselant, crotté jusqu’à l’échine, le visage à moitié couvert par l’aile ramollie de son chapeau à plumes, le gouverneur, le général Danlion, furieux contre le colonel, dont il venait prendre la place : « J’ai failli me perdre, me casser le cou, disait-il