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dont soixante principales, sans compter la grande division en pays de droit coutumier et pays de droit romain. Au XVe et au XVIe siècle, quand les rois annexent de grandes provinces, le mieux qu’ils imaginent et le plus qu’ils puissent faire est de créer un certain nombre de ressorts judiciaires indépendans, avec des parlemens à leur tête. Le morcellement et la confusion étaient tels, et chaque région était si attachée à ses usages que ce stage intermédiaire paraissait indispensable ; une concentration plus hâtive eût tout compromis. L’unité en cela, comme en toute autre chose, a été chez nous très tardive. Longtemps contenue par les restes vivaces d’une féodalité qui avait laissé fortement son empreinte dans les habitudes et dans les instincts des hommes, il a fallu qu’elle prît un caractère rationnel, une forme impérative et statutaire, qu’elle s’établit par le commandement et par la violence. En Angleterre, l’unité législative n’a pas été imposée, parce qu’elle n’a pas rencontré de résistance sérieuse ; elle s’est insinuée, infiltrée sans bruit sous la forme discrète des précédens judiciaires. Son développement s’est confondu avec celui des besoins et des mœurs. La législation ne cessera pas de s’enrichir après le XIIe siècle, mais l’unité du droit national peut être considérée comme fondée en 1200, trente ans après la constitution définitive de la haute justice ambulante.

Un roi fort, un baronnage faible, un royaume homogène, je reprends les trois points établis par cette longue analyse. Il faut les avoir devant les yeux pour comprendre comment la liberté politique est née de si bonne heure en Angleterre et y a revêtu sa forme la plus parfaite : un parlement national, alors que les autres pays élaboraient péniblement le mécanisme grossier et compliqué des états-généraux et des états provinciaux. Considérez, en effet, cette royauté telle que nous l’avons décrite. On peut prédire qu’elle abusera de son immense pouvoir et que ses excès provoqueront de vives résistances. Ailleurs, lorsque la royauté devient absolue, c’est à une époque où l’art de voiler l’arbitraire, de le corriger par des formes, de le justifier par la bonne gestion de nombreux services d’état, s’est perfectionné dans les mains des gouvernans, tandis que les occupations paisibles, devenues plus générales, ont adouci les mœurs et que des intérêts plus stables conseillent la patience. Aucun de ces tempéramens n’existe dans la société anglaise sous les rois normands et angevins. La guerre est alors l’unique service d’état. La justice et l’appareil administratif sont avant tout l’instrument d’une insatiable fiscalité. Il n’y a ni excuse, ni compensation à l’atroce oppression exercée par la couronne, et cependant les hommes qu’elle atteint ont les caractères entiers et les passions sans frein d’une époque primitive. Il n’a pas moins fallu pour