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susciter l’énergique résistance qui a fondé les institutions politiques de l’Angleterre. Freeman estime que, si Jean sans Terre avait eu les vertus d’un saint Louis, c’en était fait de la liberté anglaise. Il eût été plus juste de dire : « S’il n’avait eu que le pouvoir de saint Louis. ». Quel est le prince qui résiste aux tentations et à l’action dépravante d’une autorité illimitée ? Le détestable gouvernement des premiers rois normands et angevins n’a pas d’autre cause. C’est cet abus d’un trop grand pouvoir, combiné avec l’extrême violence des mœurs du temps, qui a déterminé au XIIIe siècle la crise d’où est sortie la grande charte.

Le haut baronnage que la royauté anglaise menace avec des forces si supérieures ne vaut pas mieux par nature que la noblesse du continent. Dans le siècle qui suit l’invasion, ce n’est qu’une bande d’aventuriers avides, de soldats turbulens, de petits tyrans effrénés qu’il faut incessamment contenir et châtier. On les voit tels qu’ils sont sous le roi Etienne ; l’épouvantable anarchie de cette période peut se chiffrer, pour ainsi dire, par le nombre des « châteaux adultérins » qu’ils construisent, et d’où ils oppriment le plat pays, en défiant toute autorité. A la fin de la période, il n’en reste pas moins de 375 à détruire sur cet étroit territoire. Nous sommes encore loin d’une action politique commune, et rien ne parait de la sagesse et de la générosité qui se feront admirer un siècle plus tard. L’étonnant esprit politique des rebelles de 1215 ne procède nullement d’un don naturel, d’une aptitude de race[1] ; c’est le fruit lentement mûri de la nécessité. Considérez, en effet, ces hauts barons disséminés sur leurs domaines en face de la royauté qui les opprime. Les grands feudataires français peuvent se retrancher dans leurs états et chacun y défier isolément le suzerain dont la puissance dépasse à peine la leur. Les grands vassaux anglais n’ont pas, à proprement parler, d’états ; ils n’ont que des domaines ; leur suzerain est l’un des plus puissans princes de la chrétienté. Ils ne se sentent pas protégés contre lui par l’éloignement ; quelques journées de marche amènent l’armée royale au pied de leurs châteaux. Un petit nombre seulement, les grands barons du Nord et ceux du comté de Kent, peuvent s’appuyer sur une sorte d’esprit régional. Rien de pareil à cet esprit n’existe dans les autres comtés. Le but que les feudataires anglais se proposent, les moyens qu’ils emploient reçoivent leur caractère de ces circonstances exceptionnelles. Le but n’est pas de se rendre indépendans, — la prétention serait vraiment trop chimérique, —

  1. En 1310, les ordonnances sont rédigées tout au profit des barons et dans un intérêt de classe très exclusif. (Stubbs, II, 321.)