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vis-à-vis de Bedford et de ses espions, il s’arrangea pour que l’entrevue n’eût pas lieu dans ses états, mais à Nancy. Le duc de Lorraine ressentait depuis longtemps déjà les atteintes de la maladie qui devait bientôt le conduire au tombeau ; et comme la rumeur publique attribuait dès lors à la Pucelle le pouvoir d’opérer des prodiges, il fut facile d’inspirer à Charles II le désir de la voir, en lui donnant à entendre qu’il avait chance de recouvrer par ce moyen la santé.

Jeanne eut la précaution, avant de se mettre en route, de se faire délivrer un sauf-conduit, et nous voyons par là qu’elle se considérait en Lorraine comme en pays ennemi. On ne sait que fort peu de chose relativement à l’entrevue de Nancy, mais on connaît sûrement ce qu’on en sait, car on le tient ou de la Pucelle elle-même ou d’un témoin à qui elle l’avait rapporté. L’incident le plus notable sans contredit de cette entrevue, ce fut la demande qu’adressa la jeune visiteuse au duc de Lorraine de lui donner son fils, c’est ainsi qu’elle désigne René d’Anjou, gendre de Charles II, pour la conduire en France. Il y a lieu de s’étonner qu’aucun historien n’ait fait remarquer encore combien une telle demande est digne d’attention. Elle prouve jusqu’à quel point la Pucelle croyait pouvoir compter, malgré les apparences défavorables du moment, sur le dévoûment absolu de René d’Anjou à la cause française, et l’on en peut conclure qu’elle avait reçu sur ce sujet les confidences, soit du duc de Bar présent à l’entretien, soit de Robert de Baudricourt. C’est une nouvelle raison de croire à une entente préalable entre ces deux derniers personnages au sujet de l’entrevue de Nancy. Charles II consulta Jeanne sur sa maladie. Elle lui reprocha le scandale de sa liaison avec une concubine et lui dit qu’il ne recouvrerait jamais la santé s’il ne revenait à une meilleure conduite. Elle le pressa de rompre tout commerce avec Alison du Mai, ainsi se nommait cette concubine, pour reprendre « sa bonne femme » qu’il avait quittée et qu’il délaissait.

Que le duc de Lorraine ait eu à subir ces vertes remontrances, c’est un fait que nous ne pouvons guère révoquer en doute, puisqu’il résulte de la déposition d’un témoin désintéressé qui racontait ce que Jeanne elle-même lui avait dit. Ce fait nous frappe d’autant plus qu’il est pour ainsi dire unique dans la carrière de la Pucelle. En dehors de la mission bien définie qu’elle affirmait avoir reçue de Dieu, elle garda toujours dans son langage comme dans ses actions la réserve modeste qui convenait à son âge, à son sexe et à sa position sociale. C’est surtout par ce juste sentiment des convenances, par ce bon sens pratique qu’elle se distingue de toutes les illuminées qui ont laissé un nom dans l’histoire. Lorsque plus tard, dans le cours de ses campagnes, elle sévissait contre les femmes de