Page:Revue des Deux Mondes - 1885 - tome 70.djvu/114

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

par la timidité farouche propre aux orgueilleux. Impressionnable et peureuse, elle passait les nuits dans des terreurs folles, pendant lesquelles elle sentait « toute son âme frissonner. » Point précoce, ayant eu de la peine à apprendre à épeler, elle s’était prise d’une manie de lecture bien faite pour désoler Mrs Evans, qui reprochait inutilement à sa fille les chandelles usées ainsi en pure perte. Sa tête était bourrée d’idées sur tout ce qui ne regarde pas les enfans. Son air grave et observateur gênait les gens sans qu’ils sussent pourquoi. Il les aurait effrayés s’ils s’étaient doutés que cette chétive fillette, sauvage et pleurnicheuse, était occupée, à son insu comme au leur, à emmagasiner leurs physionomies et leurs travers, leurs attitudes et leurs ridicules, pour faire passer à la postérité père, mère, frère, tantes, camarades de jeux, et jusqu’à M. le révérend.

De son côté, Mary Ann avait deux idées arrêtées : l’une, qu’elle était un personnage important, destiné à jouer un rôle dans le monde, bien que ses tantes Pearson la méprisassent et bien que son frère Isaac la négligeât depuis qu’il avait un poney ; l’autre, qu’elle avait beaucoup de gros chagrins et que les chagrins des enfans, quoi que leur en disent les grandes personnes, sont très réels et très amers. La première de ces idées lui était inspirée par la conscience de son intelligence et par le sentiment d’une instruction supérieure. Elle allait avec son frère à l’école du village voisin, et la dépense de chandelles qui affligeait Mrs Evans ne servait qu’à relire indéfiniment quelques vieux livres ; mais tout est relatif, et Mary Ann, à Griff, se sentait un puits de science. Nous devons même avouer qu’elle était un peu pédante. Elle faisait volontiers parade devant les amis de son père, bonnes gens qui en étaient scandalisés, de la profonde connaissance des mœurs du diable qu’elle avait puisée dans l’Histoire du diable, de Daniel Defoe, et dans le Pilgrim’s Progress. Le jour où elle s’en fut chez les bohémiens, épisode que l’on trouvera tout au long, et même un peu grossi et amplifié, dans le Moulin sur la Floss, elle dut réellement avoir la pensée que les bohémiens, la voyant si savante, la nommeraient leur reine, et s’il est un mot, dans le dialogue du roman, qui ait effectivement été prononcé, c’est lorsque Maggie, après avoir vanté à la compagnie l’utilité de la géographie, demande à une vieille gypsy : « Avez-vous entendu parler de Christophe Colomb ? » La conversation littéraire de Maggie avec le meunier Luke est aussi, sans aucun doute, sinon une réminiscence, du moins un symbole. On se rappelle que Maggie engage Luke à lire et que Luke lui répond avec franchise : « Je n’suis pas un liseur, j’ne l’suis pas. Y a assez d’bêtes et assez d’coquins sans en aller chercher dans les livres. C’est ça qu’mène le monde à s’faire pendre, d’savoir un tas de choses, sauf leù ouvrage, avec quoi qu’i gagnent leù