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sincère, la haine de la recherche et du maniéré. Voilà ce qu’il a dû d’abord apprendre dans cette première contemplation de la nature, et ce qui est resté le fond même de son talent. Mais, de bonne heure aussi, il a étudié les livres : à Crémone, à Milan, à Rome, il fréquenta les grammairiens, les rhéteurs, les philosophes ; il fit la connaissance des lettres grecques, il lut Homère, Sophocle, Platon : ce fut une autre ivresse, et cette âme, qui ne sentait rien à demi, se livra tout entière à cette admirable poésie. Les maîtres chargés d’en expliquer les beautés étaient en général des esprits ingénieux, délicats, qui faisaient surtout apprécier à leurs élèves la finesse et la grâce, ce qu’on appelle les qualités littéraires. Virgile, disciple docile, prisa beaucoup ces qualités charmantes ; mais il ne perdit pas les autres, et il résulta sans doute des deux éducations qu’il avait successivement reçues qu’il eut à la fois le sentiment de cette grandeur simple que la vie des champs apprend à aimer, et des beautés plus recherchées qu’enseigne l’école, qu’en un mot il devint artiste et resta paysan.

S’il était véritablement, comme je le pense, dans ces dispositions quand il lut Théocrite, je ne m’étonne pas qu’il en ait été si frappé, Le poète sicilien a précisément cette grande qualité d’unir à un degré merveilleux l’art et le naturel[1], Au fond, c’est un délicat, un ami des poètes d’Alexandrie, nourri comme eux « dans la volière des Muses ; » ce qui ne l’empêche pas de choisir pour héros ordinaires de ses vers des conducteurs de chèvres et des piqueurs de bœufs. Il trouve sans effort le moyen de descendre jusqu’à eux et de rester lui-même. Il les fait chanter sous les grands arbres, « tandis que les abeilles harmonieuses bourdonnent autour des ruches, que les oiseaux gazouillent sous le feuillage, que les génisses dansent sur l’herbe épaisse, » et leurs chants ont, à la fois, un accent rustique et toutes les finesses d’un art laborieux. Ils s’attaquent quelquefois grossièrement comme on fait au village, ils médisent de leurs maîtres, ils insultent leurs rivaux ; et la langue dans laquelle ils échangent ces injures est composée des sons les plus exquis ; elle chante à l’oreille comme une musique. C’est une succession de rythmes compliqués qui s’appellent, qui se répondent, qui s’opposent les uns aux autres et se combinent entre eux d’après des lois savantes dont assurément un pâtre n’a jamais eu la moindre idée. Les bergers de Théocrite sont d’ordinaire des gens naïfs, superstitieux, crédules, qui crachent trois fois dans leur sein pour échapper aux maléfices, et qui croient que leur maîtresse va revenir quand ils éprouvent un tressaillement à l’œil droit ; mais ils

  1. Voyez, sur Théocrite, les deux études de M. Girard, dans la Revue du 15 mars et du 1er mai 1882, M. Constant s’est occupé aussi du poète sicilien dans sa Poésie alexandrine.