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Cupidon de Praxitèle. C’était un vol manifeste ; Verrès l’appelait simplement une bonne affaire. Ce mot est commode pour déguiser un marché douteux ; les collectionneurs l’emploient volontiers ; rien ne leur plaît tant que de ne pas payer un objet ce qu’il vaut : ils y trouvent en même temps qu’une économie une satisfaction de vanité. Quand il s’agissait de dépouiller les monumens publics, Verrès rencontrait encore moins de résistance ; ils étaient plus directement sous sa main et, d’ailleurs, il est de règle que chacun a moins d’ardeur à défendre ce qui appartient à tous. Une fois pourtant il fut forcé de lâcher prise. Ses suppôts étaient arrivés de nuit dans Agrigente pour enlever une statue d’Hercule que les habitans honoraient d’un culte particulier. « Elle avait, dit Cicéron, le menton et la bouche tout usés des baisers que lui donnaient ses adorateurs. » Par malheur pour Verrès, les esclaves qui gardaient le temple donnèrent l’éveil ; les Agrigentins se réunirent de tous les quartiers de la ville et, à coups de pierres, mirent les voleurs en fuite.

Mais il n’était pas accoutumé à trouver en face de lui des adversaires si décidés. Aussi sa passion, que rien ne gênait, n’avait-elle pas besoin de se contraindre. Il ne recherchait pas seulement les statues de bronze ou de marbre, les vases de Corinthe, les tableaux célèbres, tous ces objets que la curiosité se disputait à prix d’or ; sa manie s’étendait à tout. Il faisait aussi collection de bijoux, de tapis, de meubles, d’argenterie. Toutes les familles riches de la Sicile possédaient des patères, des cassolettes, des vases précieux pour le culte de leurs divinités domestiques. Quand Verrès avait la discrétion de ne pas les prendre, il enlevait au moins les ornemens de métal qui les entouraient et qui étaient d’ordinaire des œuvres d’art remarquables. Puis il faisait appliquer ces ornemens sur des coupes d’or et fabriquait ainsi de faux antiques. Il avait à Syracuse des ateliers où des ouvriers habiles travaillaient pour lui et il y passait des journées entières, vêtu d’une tunique brune et d’un manteau grec. C’est encore un goût assez ordinaire aux collectionneurs : il leur semble que par ces réparations et ces restaurations, en se permettant d’achever ou de modifier les œuvres des maîtres, ils se font leurs collaborateurs, et leur amour s’accroît pour des ouvrages où ils ont mis quelque chose d’eux-mêmes.

Cicéron ajoute, comme dernier trait, que Verrès était en somme fort ignorant et peu capable d’apprécier par lui-même tons ces chefs-d’œuvre qu’il entassait. Il avait à ses ordres deux artistes grecs fort expérimentés, qui étaient chargés de le renseigner. « Il voit par leurs yeux, dit Cicéron, et prend par ses mains. » Les amateurs ne sont pas toujours des connaisseurs ; ce qui ne les empêche pas d’aimer avec fureur des objets dont ils ne comprennent pas tout le prix, car on sait que les passions les moins éclairées sont quelquefois les plus