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lui faut faire un choix. Les plus braves, les plus résolus l’accompagneront seuls ; quant à ceux « qui n’éprouvent pas le besoin de la gloire, » ils resteront en Sicile. Il y laisse aussi les femmes, qui sont épuisées par sept ans de pénibles aventures ; mais, avant de partir, il s’occupe à leur bâtir une ville dont il trace l’enceinte à la manière italienne, avec une charrue, et qu’il place sous l’autorité du bon Aceste. Cette ville est Ségeste, qui fut importante à son heure, et qui, pour vaincre sa rivale Sélinonte, appela les Athéniens et les Carthaginois à son aide. Elle était déjà bien déchue quand les Romains devinrent les maîtres de la Sicile. Elle se ressouvint alors à propos qu’on disait qu’elle avait été fondée par Enée, et se réclama auprès des vainqueurs de son origine troyenne. A l’appui de cette tradition, elle montrait une chapelle antique qu’elle avait élevée à son fondateur, elle rappelait que deux petits ruisseaux, qui coulent au fond de la vallée, avaient reçu le nom du Simoïs et du Scamandre. Les Romains accueillirent bien ses prévenances et la regardèrent comme une ville alliée et parente. On affecta de la traiter honorablement, on l’exempta d’impôts, et Virgile célébra sa naissance dans son poème. Mais ces honneurs n’arrêtèrent pas sa décadence, elle devint de plus en plus pauvre et déserte sous l’empire ; au moyen âge, elle a tout à fait disparu.

Cependant on va toujours visiter l’emplacement qu’elle occupait ; car, si la ville n’existe plus, il reste d’elle deux monumens, un temple et un théâtre, qui conservent son souvenir et attirent les curieux. Le temple n’est peut-être pas le plus beau de ceux que possède encore la Sicile, mais il n’y en a pas qui produise un plus grand effet sur les voyageurs. Il est bon, pour en jouir pleinement et l’apprécier à sa valeur, de le voir d’un peu loin : c’est le caractère des monumens grecs qu’ils sont faits pour la place qu’ils occupent et que leur situation est un des élémens de leur beauté. Ici le temple s’élève sur une hauteur ; la colline même sur laquelle il est bâti lui sert de piédestal ; il fait corps avec elle, il en est le couronnement, et si l’on veut l’en isoler, on le tronque et on le mutile. Son aspect change entièrement suivant le côté d’où on le regarde. Quand on vient de Calatafimi, ou l’aperçoit tout d’un coup, à un détour de la route, par une fente de rochers : c’est un coup d’œil merveilleux. Il apparaît de profil, et ses colonnes se dessinent dans le bleu du ciel avec une admirable netteté. Du pied du Monte Barbaro, on le voit de face ; son fronton s’applique sur une belle montagne qui se dresse par derrière et lui sert de toile de fond. Il paraît alors plus ramassé, plus puissant, plus sévère. Cette qualité est celle qui domine à mesure qu’on approche. Il peut même se faire que l’ensemble, quand on est tout près, semble d’abord lourd