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de la balance de l’Europe. Cette phrase, publiée et commentée dans un manifeste officiel de la chancellerie de Vienne, où l’on reconnaissait la main de Marie-Thérèse, fit promptement le tour de l’Allemagne, et Frédéric, qui ne le lut pas (dit son secrétaire Eichel) sans un tremblement de consternation, se vit contraint de rappeler l’imprudent correspondant, en le semonçant très rudement, suivant son usage. — « Vous êtes un homme d’esprit, lui disait-il, et vous vous êtes conduit d’une façon si extraordinaire que je n’y comprends rien. C’est à vous de porter la peine de vos étourderies et de la rage que vous avez d’intriguer à tort et à travers. » — Si Belle-Isle avait compté sur cet appui pour revenir sur l’eau, il fut encore trompé ce jour-là, et, comme on va le voir, dorénavant il jouait de malheur. En revanche, le maréchal de Noailles, traité assez dédaigneusement dans les lettres interceptées si mal à propos, s’en montra assez piqué, et, à partir de ce moment, son zèle pour les intérêts du roi de Prusse et ses impatiences belliqueuses diminuèrent sensiblement[1].

Mais, au fond, ce n’était ni de l’avènement de tel ou tel ministre, ni du commandement donné à tel ou tel général que dépendait, aux yeux des connaisseurs, la direction qui allait être donnée à la politique française ; c’était d’une question en apparence moins grave, mais, en réalité, plus décisive. Il s’agissait tout simplement de savoir si Louis XV resterait fidèle aux promesses de vertu et de continence que la peur plus que le repentir avait arrachées de lui sur son lit de souffrance. Si la duchesse de Châteauroux, reparaissant devant sa vue, reprenait son empire sur ses sens et sur son esprit, avec elle aussi reprenaient le dessus les conseils ardens et guerriers dont elle avait toujours été l’interprète. Sa disgrâce prolongée, au contraire, laissait l’influence aux conseillers religieux, par nature plus pacifiques, et qui, d’ailleurs, avaient trouvé un auxiliaire inattendu dans Maurepas, le dernier héritier des traditions prudentes de Fleury. Aussi, Chambrier, en témoin attentif et sagace, n’hésitait pas à affirmer à Frédéric que dans cette lutte entre la conscience et la passion était tout le nœud de la situation politique et même militaire. — « Le retour de la duchesse à la faveur, lui écrivait- il, le 6 novembre, doit faire du bien aux intérêts de Votre Majesté ; il n’y a eu, jusqu’à présent, que cette duchesse qui ait pu dire au roi de France les choses comme elles sont et le déterminer à certains partis de vigueur ; si elle reprend du crédit sur

  1. Chambrier à Frédéric, 24, 27 septembre, 19 octobre, 20 novembre 1744. (Ministère des affaires étrangères.) — Louis V à Frédéric, 17 septembre 1744. (Ministère des affaires étrangères. — Correspondance de Prusse.) — Frédéric à Louis XV, 5 octobre 1744, à Schmettau, 22 novembre 1744. Pol. Corr., t. III, p. 300-322. — Preussische staalschriften, 494-515.