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bases du caractère de ce prince : l’un et l’autre sont également blessés. Enfin, il faut l’attendre et l’entendre. » La délicatesse, et même le côté comique de cette situation, n’échappait pas aux spectateurs. « Son entrevue avec le ministre de France, écrivait de Vienne même le ministre anglais Robinson, ce sera quelque chose d’impayable. Il doit dire aujourd’hui des Français ce que lui disait d’eux il y a deux ans[1]. »

Tout le monde se trompait, cependant, et Valori plus que tout autre : il n’avait pas réfléchi que les hauteurs et les rebuts dont il avait tant de fois souffert ne provenaient que de l’exaltation d’une âme orgueilleuse gâtée par la victoire et se croyant en droit de prodiguer le mépris au reste du genre humain. Pour la première fois, la fortune avait trahi son favori, qui se prenait à douter de lui-même en sentant sa confiance en défaut et son génie mis en cause ; aussi, loin d’accuser autrui, son premier soin parut être avant tout de se justifier à ses propres yeux.

« Je l’ai trouvé, écrivait Valori en sortant d’un premier entretien, plus embarrassé qu’irrité. » Effectivement, dans cette conversation, qui fut assez longue, le roi, devinant probablement la comparaison que tout le monde faisait tout bas, sembla n’avoir d’autre préoccupation que d’expliquer sous l’empire de quelle nécessité il avait dû ordonner l’évacuation précipitée de Prague. « Enfin, mon ami, dit-il en terminant, je suis loin d’être découragé. Je mourrais de honte d’avoir moins de courage que la reine de Hongrie n’en a montré dans des circonstances bien plus fâcheuses. Il se peut qu’elle vienne m’attaquer en Silésie et délier mes sujets de leurs sermens, alors j’invoquerai la garantie du traité de Breslau, et il faudra bien que l’Angleterre et la Russie, qui me l’ont promise, s’exécutent. » Et comme Valori, heureux d’en être quitte à si bon marché, exprimait son admiration pour cette fermeté d’âme : « Comptez donc, répliqua-t-il, que je saurai mettre en usage ce que j’ai toujours recommandé aux autres. » — Deux jours après, il lui remettait une lettre pour Louis XV, à laquelle était joint un récit de sa campagne, fait par lui-même, et qui n’était qu’une longue apologie de sa conduite. « Je félicite Votre Majesté, disait-il dans le billet auquel était annexé ce gros mémoire, de tous les heureux événemens qui viennent de lui arriver : une campagne aussi brillante que celle qu’elle vient de faire illustrera son règne et le rendra aussi brillant qu’aucun de ceux de ses prédécesseurs. » — Ce

  1. Valori à d’Argenson, 12 décembre 1744 (Correspondance de Prusse. — Ministère des affaires étrangères.) — Lettre particulière de Robinson, 22 décembre 1744. (Correspondance de Vienne. — Record Office.) — Mémoires de Valori, t. II, p. 190.