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arrivée à l’âge adulte. Loin de diminuer avec le temps et avec l’habitude, cette difficulté s’accuse de plus en plus avec l’affaiblissement des croyances religieuses et l’énervement des notions morales dont ces croyances faisaient la force. Le péril des états modernes, leurs révolutions périodiques, leurs agitations incessantes, l’esprit d’inquiète convoitise qui travaille la plupart des nations, proviennent, avant tout, de ce que les peuples contemporains ont, en grande partie, perdu leur ancienne foi, sans que rien l’ait remplacée. De là les ébranlemens de l’Occident, et toutes cas commotions populaires qui menacent la société européenne d’un bouleversement sans analogue depuis quinze siècles.

Le socialisme, l’anarchisme, ou, d’une manière plus générale, l’esprit révolutionnaire, est le fils aîné de l’incroyance. Les utopies de la terre remplacent la foi au ciel. Partout, de nos jours, il y a, entre les questions religieuses et les questions sociales, une corrélation qui éclate aux yeux les moins ouverts, et cette connexité deviendra plus manifeste à chaque génération. Nous ne pouvons ici que répéter ce que nous disions récemment ailleurs[1] : frustrées du paradis et des espérances supraterrestres, les masses populaires poursuivent l’unique compensation qu’elles puissent découvrir. À défaut des félicités éternelles, elles réclament les jouissances de la terre. Le socialisme révolutionnaire prend chez elles la place de la religion ; et, plus s’affaiblit l’empire de cette dernière, plus cet héritier importun acquiert d’ascendant. Le sentiment religieux disparu, les luttes de classes deviennent fatales ; l’ordre social n’a, vis-à-vis des appétits déchaînés, d’autre garantie que la force.

Encore, chez certains peuples, en Occident notamment, la société, privée de base religieuse, peut en retrouver une autre, plus ou moins chancelante, dans la science, dans les progrès du bien-être, dans les intérêts matériels surtout. Un état relativement pauvre, tel que la Russie, un peuple encore peu cultivé, comme le peuple russe, ne saurait de longtemps avoir une pareille ressource. Chez lui, comme ailleurs, durant de longs siècles, la religion demeure le principal, si ce n’est l’unique étai de la société et de la paix sociale.

Ainsi en est-il bien en effet. Le grand obstacle à la révolution est dans la conscience populaire. Tout le lourd édifice de la puissance russe repose sur un sentiment, sur le respect, sur l’affection du peuple pour le tsar. Or, ce sentiment du peuple envers son souverain est éminemment d’essence religieuse.

  1. Voyez les Catholiques libéraux, l’Église et le Libéralisme, de 1830 à nos jours (Plon, 1885), p. 15.