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LE SENTIMENT RELIGIEUX EN RUSSIE.

Les saisons, avons-nous dit, confirment et corroborent les impressions du sol ; le ciel russe est en cela d’accord avec la terre russe. C’est d’abord l’hiver, le long recueillement de l’hiver, le froid sommeil de la nature, engourdie sous la neige et dont la mort apparente fait une impression solennelle. N’est-ce pas un fait trop peu remarqué que l’énergie du sentiment religieux dans les pays du Nord ? Le Nord n’est pas moins religieux que le Midi ; peut-être serait-il permis de dire qu’il l’est davantage. L’histoire en fait foi. L’Ecosse presbytérienne a, sous ce rapport, mérité d’être comparée à l’Espagne de l’inquisition. La Pologne, l’Irlande, la Suède de Swedenborg, l’Angleterre même, ont été au nombre des pays les plus croyans de l’Europe. Le sentiment religieux des peuples septentrionaux diffère de celui des peuples du Midi comme les lacs de l’Ecosse ou de la Finlande diffèrent des golfes bleus de Naples ou de Valence. Des aspects du Nord il prend une teinte plus sombre et plus austère, il devient plus mélancolique et plus intime, peut-être en est-il plus profond.

Les régions septentrionales, où ont longtemps été confinés les Grands-Russes, sont celles où ont pris naissance la plupart des sectes mystiques de la Russie. Sous cette latitude, les longues nuits de l’hiver, les longs jours de l’été tendent presque également à ouvrir l’âme aux impressions mystiques ou aux religieuses angoisses. Ce n’est pas seulement au figuré que les ténèbres engendrent la superstition ; elle naît spontanément, chez l’homme comme chez l’enfant, de l’obscurité physique et des heures nocturnes. Partout la nuit est le temps des craintes mystérieuses, qui, ainsi que les phalènes et les oiseaux du soir, se cachent dans le jour pour voltiger autour de l’homme après le coucher du soleil. L’été, les longues soirées de juin, avec leur diaphane crépuscule qui n’est ni la nuit, ni le jour, donnent à l’atmosphère du nord quelque chose d’éthéré, d’immatériel, de fantastique, qui semble étranger au monde réel ; tandis que, durant les gelées d’hiver, les deux Ourses, inclinées sur le pôle, et l’innombrable armée des étoiles scintillent sur les cieux noirs avec un éclat obsédant.

Partout ce qui déconcerte l’esprit et épouvante les sens, ce qui accroît la fragilité de la vie et semble la mettre dans la dépendance de causes extérieures à la nature, éveille ou renforce le sentiment du surnaturel. Or, les Russes de la Grande-Russie sont restés, pendant des siècles, sous le joug de trois fléaux, qui, en ébranlant périodiquement l’imagination populaire, les ont inclinés, à la fois, à la superstition, au mysticisme, au fatalisme. Nous voulons parler des épidémies, des famines, des incendies, dont les anciens annalistes n’ont cessé de mentionner les ravages. Épidémies