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et aussi par son caractère, par son réalisme invétéré, son attachement traditionnel aux rites et aux coutumes. Il s’explique par l’esprit de l’église qui lui apporta l’évangile, par les défauts du christianisme byzantin, lui-même déjà tombé dans le formalisme, et aussi par la manière dont la foi nouvelle se substitua à l’ancien polythéisme. Le missionnaire grec était enclin à faire consister toute la religion dans les rites ; et ses protecteurs, les convertisseurs du peuple, les princes de Kief, étaient naturellement, par leur éducation païenne, encore plus portés à ne demander à leurs sujets que le respect des observances de la foi nouvelle.

Une des choses qui frappent dans l’histoire de la Russie, c’est la facilité avec laquelle le christianisme s’est introduit chez les Slaves russes. Entre l’évangile et le paganisme la lutte fut courte, la victoire peu disputée. À Kief, où le Christ avait des églises dès avant Vladimir, le polythéisme semble avoir été vaincu sans avoir presque combattu. Il s’efface, en quelque sorte, il s’évanouit tout à coup devant le conquérant étranger. Or, en religion, plus encore qu’en politique, il n’y a de complètes et de durables que les victoires disputées.

Le triomphe du christianisme fut d’autant plus rapide que le polythéisme des Slaves russes était plus informe, plus vague, plus primitif. S’il avait des dieux, s’il possédait même des images, des statues de ses dieux, le Slave du Dniepr n’avait ni temples pour les abriter, ni clergé pour les défendre. Le culte, pour ne pas dire la religion, était encore chez lui en voie de formation. Au lieu d’être en décadence, comme le polythéisme classique, son paganisme semble avoir été plutôt dans la période d’élaboration. Ce qui, en d’autres circonstances, en eût pu rendre la résistance plus vive, ne l’a pas empêché de succomber devant une religion supérieure non-seulement par ses croyances, mais par son organisation, par son culte et son clergé. Toutefois, comme le sentiment païen était encore dans toute sa vigueur, que l’âme populaire en était imbue, le triomphe du Dieu unique a été longtemps plus apparent que réel. Les idées et les notions du polythéisme ont, après sa défaite officielle, persisté à travers les rites du nouveau culte. Ce qui a été renversé par Vladimir, ce sont les dieux de bois à tête d’argent et à barbe d’or du paganisme russo-slave, plutôt que les antiques conceptions que ces dieux personnifiaient. Aux anciennes idoles, convaincues d’impuissance devant le Dieu des missionnaires byzantins, ont succédé le Christ et les saints du christianisme. La victoire de l’évangile s’est ainsi trouvée d’autant plus facile qu’elle était moins profonde. Il a pris d’autant plus vite possession des collines de Kief et des demeures des Varègues qu’il s’emparait