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ÉTUDES SUR L’HISTOIRE D’ALLEMAGNE.


et partout le chagrin ; au dehors, les combats, au dedans, la peur. »

Ce désespéré a-t-il aimé quelqu’un sur terre ? La mort de son père a été pour lui un bienfait de Dieu ; il lui restait des proches : c’est pour éviter leur contact qu’il s’est enfui « dans les lieux étrangers. » Toute la tendresse dont il était capable s’est arrêtée sur ses frères et ses sœurs des monastères. La tristesse sombre qui est répandue sur toute cette vie est doucement éclairée par les sentimens d’affection et de respect qu’échangeaient ces religieux. Quel charmant tableau a dessiné le biographe de Boniface, lorsqu’il montre le saint agenouillé près du lit de mort de son vieux maître, l’abbé de Nuthcelle : « Une douleur profonde le saisit, lorsqu’il vit les membres séniles du maître s’affaiblir de plus en plus, puis la langueur croissante et les secousses de l’agonie annoncer à la congrégation des moines assemblée autour du lit que le dernier jour était venu ; lorsqu’enfin il vit le vieillard, sous le regard navré des frères, rendre le dernier soupir ; car la piété de la compassion brille souvent dans le cœur des saints qui ont coutume de s’affliger selon le siècle, mais, pour obéir au précepte de l’apôtre, se consolent aussitôt dans le Seigneur ! » Ces compagnons de la vie monastique, morts au monde et vivans vers Dieu, se serrent les uns contre les autres, comme les passagers d’un navire voguant dans la nuit vers l’inconnu. Frères et sœurs échangent l’expression d’un mystique amour fraternel. « Comme le matelot ballotté par la tempête, écrit sœur Eadburg à son maître Boniface, désire le port ardemment, comme les champs desséchés appellent la pluie, comme la mère attend avec anxiété le retour de son fils, moi j’aspire à jouir de votre vue. » Si éloignée qu’elle soit de lui, « elle tient son cou serré dans un perpétuel embrassement fraternel. » L’austère apôtre rend amour pour amour ; une de ses lettres est adressée « à sa sœur Eadburg, abbesse, qu’il entoure du lien d’or d’un amour spirituel et qu’il serre dans un divin et virginal baiser d’affection. »

Le cœur de Boniface n’a pas connu d’autres plaisirs, car c’est chose étrange que ce missionnaire n’ait pas senti les joies de l’apostolat. Il n’a pas eu l’ardente charité envers le gentil qui animait saint Paul et les grands prédicateurs de la foi. Il n’a pas goûté l’émouvante tendresse d’un Grégoire le Grand pour des âmes qui languissent dans les ténèbres extérieures en attendant la mort éternelle. « Nous cherchons en Bretagne, disait Grégoire, des frères que nous ne connaissons pas. » Boniface n’a point prononcé de paroles si chrétiennes et si humaines. À la vérité, il éprouve quelque pitié pour les Saxons, qu’il recommande aux prières de l’église