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être trompé que de tromper. On ne peut disconvenir qu’il donnait dans cette occasion une forte preuve de cette préférence[1].

Et ce qu’il y a de plus singulier dans cet état d’esprit de d’Argenson, c’est qu’en même temps qu’il fermait ainsi obstinément l’oreille aux avis éclairés même de ses propres agens, il accordait sa confiance, presque sans réserve, à un confident qui n’y semblait pas naturellement appelé, car c’était le ministre que la Hollande, malgré son hostilité à peu près déclarée contre la France, entretenait encore à Paris. Il est vrai que ce ministre était toujours le brave docteur Van Hoey, dont j’ai eu, dans la série de ces études, plus d’une fois l’occasion de parler, ami fidèle de la France, où il était très aimé, et animé des intentions les plus pacifiques. Mais si ce digne homme était, par sa loyauté, par la simplicité de ses mœurs et ses sentimens de charité chrétienne, l’objet de l’estime générale, il était aussi, j’ai eu l’occasion de le dire, le point de mire de beaucoup de railleries. Voltaire l’appelait plaisamment le Platon de la Hollande à cause de son habitude de faire intervenir à tout propos, dans les négociations diplomatiques, des maximes philosophiques et des versets de l’Écriture sainte. Tout le monde l’aimait ; tout le monde souriait en parlant de lui. D’Argenson seul le prit tout à fait au sérieux ; et de fait, malgré la diversité de leurs croyances (Van Hoey était un chrétien zélé, tandis que d’Argenson était suspect de ce qu’on appelait alors le libertinage), une certaine ressemblance existait entre eux : c’était la même élévation de vues, mais aussi la même confiance dans la puissance absolue des principes et l’action des moyens moraux, la même facilité à juger des autres par soi-même et à ne douter jamais de la sincérité ni de ses alliés ni de ses adversaires. Aussi la plus tendre intimité ne tarda-t-elle pas à régner entre eux. Van Hoey, dans le billet de chaque jour, n’appelait jamais d’Argenson que son très cher marquis, et d’Argenson, en retour, poussait la confiance jusqu’à communiquer à Van Hoey toutes les pièces qu’il envoyait à La Haye à l’adresse des états-généraux, et à prendre parfois même et suivre son avis sur leur rédaction. Ils faisaient ensemble des plans de pacification qu’ils se chargeaient ensuite de faire agréer au-dessus et autour d’eux. Par malheur, Van Hoey était l’homme du monde le moins en mesure d’agir sur l’esprit de ses supérieurs, les politiques de Hollande doutant fort, non sans raison, de sa perspicacité, traitant ses vertueuses intentions de duperie, et mettant tous ses avis en quarantaine. Tout ce qui passait par son canal était condamné d’avance à La Haye. C’est ce dont l’abbé de La Ville

  1. D’Argenson à La Ville et à Valori, 12 février, 4, 14, 15, 20 mars 1745. (Correspondance de Prusse et de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)