Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/329

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

charmé d’avoir un sujet (même un peu maigre) pour reprendre la conversation, ne manqua pas de s’acquitter de la commission dès sa première rencontre avec l’envoyé anglais, mais Chesterfield, qui, en le voyant s’avancer vers lui avec empressement, s’était attendu à quelque chose de mieux, fut visiblement désappointé… « Il me fut aisé de m’apercevoir, à la contenance du comte de Chesterfield, qu’il ne s’attendait pas à une pareille insinuation. Il me répondit avec beaucoup de politesse, mais froidement, que je concevais bien que cette affaire n’était pas de son ressort, que d’ailleurs elle avait déjà fait un grand éclat, qu’elle ne paraissait guère susceptible d’accommodement, surtout dans les circonstances du moment présent. — Je lui répliquai sur le même ton et en affectant la même indifférence, qu’à la vérité Sa Majesté britannique avait mis bien de l’humeur dans cette affaire, mais qu’il devait être persuadé que l’on était plus affligé qu’affaibli de la prise de M. le maréchal de Belle-Isle, au mérite duquel pourtant on rendait toute la justice qui lui était si légitimement due. Le lord Chesterfield répondit qu’il comprenait parfaitement que la privation d’un excellent sujet ne pouvait pas causer pendant longtemps un vide réel dans un royaume où le génie était certainement plus commun qu’ailleurs, et il ajouta obligeamment qu’il regardait comme le chef-d’œuvre de la nature un Français dont l’esprit naturel était cultivé par l’éducation et les connaissances acquises. Je tâchai de n’être point en reste de politesse et de complaisance avec ce ministre, et c’est par là que notre conversation se termina. »

La nuit porte conseil, et Chesterfield se repentit sans doute d’avoir tourné si court en écartant une demande qui pouvait servir d’entrée pour d’autres plus sérieuses. Aussi courut-il bientôt après ses paroles et remit-il lui-même, peu de jours après, l’affaire du maréchal de Belle-Isle sur le tapis : « Redites-moi donc, dit-il à La Ville, en le prenant à part, ce que vous m’avez dit hier ? » Et La Ville ayant renouvelé sa demande presque dans les mêmes termes, il l’accueillit cette fois avec beaucoup plus d’onction, assurant qu’il se chargerait avec plaisir d’une démarche qui témoignerait à la cour de France « les sentimens distingués de respect qu’il avait pour elle. » — « Mais Belle-Isle, ajouta-t-il, était l’auteur de la guerre qui troublait l’Europe, et que ne pourrait-on pas craindre de son caractère entreprenant et de ses vastes desseins, » si on le rendait à la liberté ? Là-dessus, nouvelles protestations de La Ville, affirmant qu’un génie aussi étendu et aussi souple que celui de Belle-Isle saurait servir les desseins du roi aussi bien pour rétablir la paix que pour conduire la guerre. — Vous parlez toujours d’accommodement, dit alors Chesterfield, et tout le monde le désire, l’Angleterre plus que tout