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qui bâillent d’ennui pendant des heures et des heures plutôt que de faire œuvre de leurs doigts. Le jour où l’on supprimerait cette besogne insignifiante, la maison ne pourrait contenir tous ceux qui viendraient y frapper.

Si l’on veut se rendre compte de la quantité de fainéans qui encombreraient les asiles pendant la saison froide et pluvieuse, il faut se promener dans certains quartiers de Paris, au mois d’avril, lors des premiers jours de printemps. C’est alors que les vagabonds vont « se balader, » comme ils disent ; d’où sortent-ils, on ne le sait trop ; mais partout ils apparaissent, ainsi que des limaces après une ondée. Sur le talus des fortifications, ils dorment vautrés à terre, la tête sur leurs bras croisés, cuvant l’ivresse ou ruminant leurs mauvais songes ; au long des quais de la Seine, ils choisissent un amas de sable fin et s’y creusent un lit. Ceux que le sommeil, cher à la paresse, n’a pas voulu engourdir, font un choix parmi les bouts de cigares qu’ils ont récoltés à la marge des ruisseaux et dans la crotte des boulevards ; quelques-uns, assis, les genoux entre leurs mains, ont une sorte de balancement automatique qui rappelle celui des fauves enfermés dans des cages trop étroites : on dirait qu’ils se bercent afin de s’endormir plus rapidement. D’autres, pour une rétribution de quelques sous, font baigner des chiens à l’abreuvoir, et, si le pauvre animal se noie, ils éclatent de rire. Ils ont passé la nuit dans un des dortoirs de l’hospitalité, ou sous un pont, ou dans un bateau à charbon, ou sur des sacs de plâtre dans les caves d’une maison à pied-d’œuvre, parfois sur le grabat d’un garni s’ils ont eu en poche quelques centimes ; dès le matin, ils ont décampé, ils ont mangé aux casernes « les restes » que les troupiers leur ont donnés ; les plus heureux se sont présentés aux fourneaux économiques, où ils ont reçu quelque portion de bœuf bouilli en échange des « bons » que l’on distribue actuellement dans plus d’un grand magasin, et, tout le jour, ils ont erré, comme des chiens vagues, ne sachant qu’imaginer pour parvenir à ne rien faire.

Peu dangereux, en général, ils se contentent de quelques délits anodins que leur offre le hasard et devant lesquels ils ne résistent pas, lorsqu’ils se croient assurés de l’impunité. L’énergie leur manque ; peut-être conçoivent-ils le crime, mais ils ne le commettront pas ; tout au plus l’indiqueront-ils à des hommes résolus, dans l’espoir d’en tirer quelque petite aubaine, sans péril. Lorsqu’on les arrête, ils sont humbles et doux ; la maison de répression de Saint-Denis est un pis-aller tolérable ; ils la connaissent et savent que le régime n’y a rien de rigoureux. J’ai assisté, autrefois, à l’arrestation d’une bande de quatre-vingt-trois vagabonds surpris, à une heure du matin, dans les fours à plâtre des carrières d’Amérique ; pas un ne