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glissé sur eux sans les entamer. Ce qu’ils étaient à Fontenoy, ils le sont encore après Rosbach. Trop nombreux sans doute, et, sous ce rapport, il reste encore bien à faire. Mais quelle expérience et quel mérite, dans les bas emplois surtout ! Quelle incomparable pépinière de bons et modestes serviteurs sachant leur métier, l’aimant pour lui-même et le faisant en conscience ! Payés, c’est à peine s’ils le sont et s’ils ont de quoi subvenir à leur équipement[1]. Un colonel a 4,000 livres dans les troupes réglées ; un lieutenant-colonel, 3,744 ; un major, 3,120 ; un chef d’escadron, 2,500 ; un capitaine, 1,700 ; un lieutenant, 950, un sous-lieutenant, 720[2]. Longtemps ils ont eu beaucoup moins. Avec cela, pas de retraite, ou si modique et si mal payée ! et des uniformes qui coûtent les yeux de la tête ! D’avancement, aucune espérance, ou si faible, que ce n’est pas la peine d’en parler. Pour un qui passera, comme Chevert, combien qui végéteront ? Et pourtant la race n’en meurt pas. Ils sont ainsi des milliers dans l’armée, sortis de toutes les gentilhommières de France, élevés à l’école ou dans les collèges militaires, servant pour servir, par atavisme, comme le père ou l’aïeul, sans autre ambition que de se retirer, après vingt-cinq ans de campagne, avec la croix de Saint-Louis. Assurément, ce ne sont pas des anges, et, dans le nombre, les brebis galeuses ne manquent pas. En pays conquis, et même à l’intérieur, trop souvent ils se conduisent en vrais chefs de bandes. Ils ont du sang des compagnons de Montluc ou du captal de Buch dans les veines ; et, quoique très chatouilleux sur le point d’honneur, ils prennent avec la délicatesse et la probité de singulières libertés. Au XVIIe siècle, on volait couramment dans l’armée, et Louvois eut toutes les peines du monde à réprimer l’abus des passe-volans et des retenues illégales sur la solde[3]. Il était presque admis qu’un capitaine s’indemnisât des sacrifices qu’il avait faits pour acheter sa compagnie par beaucoup de petits profits illicites sur l’équipement, la nourriture, les chevaux, les habits, les armes[4]. A présent, depuis que Choiseul a repris aux capitaines l’administration des compagnies, ces

  1. « Une très grande partie des officiers particuliers attend avec impatience le moment de son semestre, dit le prince de Montbarey dans ses Mémoires, parce que, sans l’économie qui en résulte pour eux, leurs appointemens ne pourraient suffire à leurs dépenses. » Les bas officiers faisaient de même : ils demandaient constamment des congés pour refaire leur bourse, et la discipline en souffrait naturellement. (Voir Guibert, Mémoire sur les opérations du conseil de la guerre.)
  2. Ordonnance du 17 mars 1788.
  3. Voir Rousset : Histoire de Louvois.
  4. Ils n’en étaient pas beaucoup plus riches. « Vis-à-vis de la misère des capitaines, écrivait le comte de Gisors au maréchal de Belle-Isle, il faut bien des ruses pour exiger d’eux le sacrifice de leur bourse en même temps que celui de leur corps. » (Lettre du 1er mars 1757.)