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avantageuse à l’assiégé qu’à l’assiégeant, par un système de fortifications souterraines au moyen duquel la prise des places doit être infiniment plus lente et plus difficile. Les principes de cette nouvelle science sont encore un mystère pour l’Europe. » Mystère ou non, et quoique ici Guibert, emporté par son enthousiasme, puisse être taxé d’exagération, il est certain que, à aucune époque, l’excellence du corps n’avait été plus évidente et plus universellement reconnue que dans la seconde moitié du XVIIIe siècle. Quand un souverain étranger avait besoin d’un bon ingénieur alors, c’était le plus souvent à la France qu’il le demandait. C’est un ingénieur français, Lefebvre, qui conduisait l’attaque de Schweidnitz contre Gribeauval, et c’est à ce même Lefebvre, un assez triste sire d’ailleurs, que Frédéric II, la guerre terminée, avait confié la construction de Silberberg, en Silésie[1]. En dehors de nos littérateurs et de nos cuisiniers, ce prince ne nous reconnaissait guère de supériorité ; la légèreté française[2] ne trouvait déjà pas grâce auprès de lui ; et souvent, dans ses œuvres, on rencontre les plus malsonnantes épithètes à l’adresse de nos armes[3]. Mais il reconnaissait volontiers que nous n’avions pas nos pareils pour l’attaque et la défense des places. Il est vrai que, de sa part et dans sa bouche, l’éloge n’était pas de grande conséquence. Le plus beau siège du monde ne valait pas, à ses yeux, un mouvement bien conduit sur le champ de bataille, en quoi, par parenthèse, il n’avait pas tort ; et quant aux ingénieurs eux-mêmes, il les tenait en assez mince estime : « Avec ses idées d’économie, dit Mirabeau[4], il les considérait un peu

  1. L’étranger ne se contentait pas de nous emprunter nos ingénieurs ; il nous prenait aussi nos fondeurs. En 1773, Guibert, visitant l’arsenal de Vienne, y trouva comme directeur des fonderies deux Français, les frères Poitevin, ‘ tous deux gens de mérite, très instruits, lumineux même dans leur partie… Il y a deux ans qu’ils sont à la tête des fonderies et ils ont fondu plus de mille pièces de canon. Singulière économie qu’ils y ont introduite… »
  2. « Je passe sous silence les Français, quoi qu’ils soient avisés et entendus, parce que leur inconséquence et leur esprit de légèreté renversent d’un jour à l’autre les avantages que leur habileté pourrait leur procurer. » (lettres de Frédéric II sur la guerre de 1757.)
  3. « L’année 42, je fis une campagne en Moravie pendant l’hiver pour dégager par cette diversion la Bavière, et si je ne réussis pas, c’est que les Français étaient des lâches et les Saxons des traîtres. » (Frédéric II, Principes généraux de la guerre.) Il ne faudrait pas voir ici l’expression vraie de l’opinion de Frédéric II sur le soldat français : cette épithète de lâches n’est ici qu’une boutade, une de ces injures comme celles qu’il adressait si souvent à ses propres généraux : « que le diable te casse le cou ! » La preuve, c’est que ces lâches, il faisait tout pour les attirer. Quand Guibert fit son voyage en Allemagne, en 1773, il trouva dans chaque compagnie prussienne, à Breslau, de quinze à vingt déserteurs français ; et ce n’est pas à moins de vingt-cinq mille qu’il en porte le total.
  4. Système militaire de la Prusse.