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interdit toute communication avec le dehors. Mais, soit que sa vigilance fût trompée, soit qu’il ne tînt pas bien sévèrement la main lui-même à l’exécution de ses ordres, on trouva un messager qui se chargea d’aller en droiture à Berlin remettre l’épître soigneusement chiffrée aux mains de l’ambassadeur de France[1].

Quelque hâte que fît le porteur, il trouva déjà Berlin tout rempli de l’étrange nouvelle, répétée par tous les échos de l’Allemagne. Tout ce qui tenait à la cour et au ministère était consterné (mais, chose remarquable, qui prouve à quel point le sentiment allemand était surexcité et que les dépêches anglaises font ressortir avec un malicieux plaisir), dans la ville, la surprise était mêlée de joie, et on raillait tout haut, sans se gêner, l’illustre Français, le vieux routier politique qui s’était laissé niaisement prendre au piège comme un écolier. Quant à Valori, il était moins étonné qu’affligé, car aussitôt qu’il avait connu le détour conseillé à Belle-Isle, il l’avait fait avertir par un avis, malheureusement parti trop tard, de prendre garde de toucher à la frontière hanovrienne. Il n’eût pas attendu la demande de Belle-Isle pour courir au palais et y faire entendre ses réclamations ; mais, par malheur, le jour où l’arrestation fut connue, Frédéric était absent. Après une semaine seulement passée à Berlin, il venait de repartir pour la Silésie[2].

Le motif de ce prompt départ était l’avis qu’on avait reçu de l’apparition d’un corps autrichien dans cette province. Cette agression, dans une saison aussi avancée de l’année, était inattendue et en réalité assez imprudente. Sans doute, si le prince Charles eût été libre de suivre son propre sentiment et les conseils du maréchal Traun, satisfait de son succès, il se fût gardé de le compromettre en venant chercher les Prussiens chez eux, dans des cantonnemens où ils étaient pourvus de toutes les ressources qui leur avaient manqué en Bohême ; mais Marie-Thérèse ne l’entendait pas de la sorte. Pour elle, la Silésie, violemment arrachée de ses mains dans un jour de malheur, lui appartenait toujours en propre, et l’occasion de rentrer dans son bien lui semblait trop propice pour qu’elle se résignât à la laisser échapper. Elle envoya au prince l’ordre, cette fois tout à fait impérieux, de passer la frontière et d’entrer dans la principauté de Clutz. En même temps, elle y faisait répandre une protestation ardente et passionnée, comme elle savait les écrire, où, faisant appel au dévoûment héréditaire de ses anciens sujets, elle les déclarait déliés devant Dieu de tout devoir de fidélité envers leur conquérant, comme elle l’était elle-même de tout engagement

  1. Belle-Isle à Valori, 21 décembre 1744. (Ministère de la guerre. — Correspondances diverses.)
  2. Valori, Mémoires, t. I, p. 206-207.