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l’Autriche était le pays des invraisemblances. M. de Beust aimait mieux dire que c’est le pays des contradictions, et quelques ressources qu’il eût dans l’esprit, les contradictions, la lutte passionnée des partis et le conflit acharné des nationalités l’usèrent en peu d’années. Il était souple, il était habile, mais il n’avait pas cette autorité du caractère qui s’impose, et il est des situations où l’habileté ne suffit pas. Il se flattait cependant de triompher sans peine de toutes les difficultés. Depuis bien des mois, sa chute se préparait, et il ne s’en doutait pas. Le jour où, à son insu, le comte Hohenwart, avec qui il ne pouvait s’entendre, fut appelé à la présidence du cabinet cisleithan, M. de Beust aurait dû reconnaître qu’on désirait secrètement sa retraite. Il n’avait pas la fierté qui s’indigne, et il aimait trop le pouvoir pour le quitter avant que le pouvoir le quittât. Il espérait avec raison que le comte Hohenwart ne tiendrait pas longtemps ; le comte Hohenwart tomba, mais M. de Beust ne jouit pas de sa victoire : peu de jours après, on lui annonçait que l’empereur devait se priver de ses services et le priait de lui offrir sa démission. Il était pauvre, quelques grands financiers de Vienne lui proposèrent d’organiser en sa faveur une souscription nationale qui lui assurât le repos et la dignité de ses vieux jours, en lui permettant de vivre à son aise et dans l’indépendance. Il aima mieux accepter la consolation que lui offrait son auguste maître ; il consentit à être successivement ambassadeur à Londres et à Paris, à devenir le subalterne après avoir été le chef, à exécuter les ordres du comte Andrassy, qui l’avait supplanté. Il ne se consola jamais de sa disgrâce. On ne peut dire qu’il soit mort de chagrin, puisqu’il vivait encore quinze ans après sa destitution ; le chagrin est un poison moins mortel qu’on ne se plaît à le croire. Mais sa blessure était profonde, incurable, la mélancolie le rongeait ; il n’était pas de jour où il ne se répétât tristement qu’il avait eu la bonne fortune d’être chancelier d’un grand empire et que son bonheur avait duré cinq ans.

On raconte que, M. de Beust ayant rencontré dans une fête une actrice viennoise aussi célèbre par ses aventures que par les audacieuses libertés qu’elle prenait en jouant la comédie, elle lui avait dit : « Savez-vous, Excellence, ce qu’on pense de moi ? Quelqu’un prétendait l’autre jour que j’avais été convenable pendant toute une soirée et que cela avait inquiété mes amis, qui m’avaient crue malade. Voilà, Excellence, les complimens qu’on me fait. Mais il faut que j’en prenne mon parti. Quand on ne criera plus contre moi, je n’existerai plus. » A quoi le chancelier répondit en souriant : « J’en peux dire tout autant pour mon compte. » Il est certain qu’on criait beaucoup contre lui, qu’il a été souvent dénigré, vilipendé. Peu d’hommes d’état se sont vus en butte à de si vives attaques, et c’est pour se défendre contre les médisances de ses ennemis qu’il a employé ses loisirs forcés à écrire