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j’aie gouverné quelquefois l’Europe, je n’ai jamais gouverné l’Autriche. » M. de Beust s’était piqué de gouverner à la fois et l’Europe et l’Autriche. Il se mêlait avec trop peu de discrétion de la politique intérieure, des affaires courantes ; il voulait tout savoir, tout conduire. Ce fut par une ingérence indiscrète qu’il se brouilla à jamais avec le prince Auersperg, et il eut lieu de s’en repentir. — « Vous avez trop d’ennemis, » lui dit l’empereur François-Joseph en le remerciant de ses services.

Il avait trop d’ennemis et il ne se défiait pas assez de ses amis. Fidèle à ses attachemens, il ne croyait pas aux trahisons. Il a été souvent desservi par des cliens qui lui devaient tout. Il raconte que, dans le temps de la guerre de Crimée, la femme d’un ambassadeur eut une audience de la sultane validé, mère du sultan, qui la reçut entourée de ses esclaves. L’ambassadrice distingua dans le nombre une Circassienne d’une rare beauté et s’écria : « Quelle admirable créature ! — Voulez-vous que je vous en fasse cadeau ? — Y pensez-vous ? Et mon mari ! — Vous ne l’aimez donc pas ? » répondit la sultane étonnée. Aussi généreux qu’une sultane, M. de Beust aimait trop son souverain pour ne pas attirer dans ses.conseils des hommes de talent qui pouvaient servir utilement la monarchie, et ses protégés l’ont souvent contristé par leur ingratitude et leur perfidie.

Il avait les qualités d’un caractère généreux, il avait les défauts d’un esprit léger, et il s’est compromis par ses imprudences. Il savait pourtant que, si l’Autriche est la patrie des contradictions, Vienne est à la fois le pays de l’insouciance et la ville des noirs soupçons. On assure aussi que les femmes furent pour quelque chose dans sa disgrâce, qu’il leur confiait trop facilement ses secrets. Il déclare à la vérité dans ses Mémoires qu’il n’a jamais fait de concessions politiques aux belles dames ; mais les sourires engageans, les cajoleries qu’elles lui prodiguaient dans ses jours de gloire, les complimens qu’elles lui faisaient sur ses petits pieds, lui causaient des frémissemens de plaisir. Jusqu’à la fin, il rima des bouquets à Chloris. Il y avait dans ce politique un incorrigible troubadour. Plus d’une fois d’indélicates intrigantes abusèrent de ses confidences ou se prévalurent à son insu de son patronage. Il pensait comme Babouc, que celles qu’on appelle de malhonnêtes femmes ont presque toujours le mérite d’un honnête homme, et aucune erreur n’est plus dangereuse. Mais ce qui lui fit plus de tort que tout le reste, ce furent les aveuglemens de sa vanité. Il se croyait indispensable, nécessaire ; il se disait : « Comment s’y prendraient-ils pour se passer de moi ? » Le jour de sa naissance, son père, pour fêter l’événement, avait offert en présent à sa nourrice une douzaine de bouteilles d’un très vieux vin du Rhin. La bonne femme, qui était Wende et n’entendait pas l’allemand, se méprit et versa le vin dans une petite baignoire