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Windsor, où leurs logemens étaient préparés. La précaution fut nécessaire encore plus pour protéger que pour garder leurs personnes ; car dès que leur qualité fut connue, on vit ce jour-là, dit une correspondance du temps, toute la férocité de la populace anglaise. Dans toutes les petites villes où passait le cortège, et à Windsor à l’arrivée, la foule ameutée l’accueillit avec des huées et (suivant la mode anglaise) des grognemens sinistres. Des pierres, des ordures et de la boue étaient lancées contre les équipages, et dans le carrosse où était le maréchal, une glace fut brisée en morceaux. Les ministres, au nombre desquels figuraient, avec leur chef, le duc de Newcastle, plusieurs membres de l’aristocratie anglaise qui avaient connu Belle-Isle à Paris, honteux de ces manifestations indécentes, s’efforcèrent d’en atténuer le récit dans les journaux ; mais eux-mêmes étaient intimidés par ce déchaînement de passions populaires. Le souvenir des intrigues de Tallard, si sottement rappelé, mais très facilement accepté par la crédulité publique, leur faisait craindre d’être accusés à leur tour, comme l’avaient été les conseillers de la reine Anne, de négociations clandestines avec l’ennemi de la patrie. C’était le thème favori de la presse opposante. « Belle-Isle arrive, disait l’un de ces écrits dont on se disputait la lecture, c’est le cheval de bois qui entre dans Troie et qui porte notre ruine dans ses flancs. — Point de ménagement pour l’espion, disait un autre ; si l’honnête bailli qui l’a arrêté l’avait fait pendre au premier arbre du chemin, il n’aurait fait que justice. » Dans une caricature intitulée : Cortège funèbre de l’empereur, et où tous les souverains d’Europe paraissent ridiculement travestis, Belle-Isle est représenté montant un grand cheval de Hanovre dont son frère est occupé par derrière à couper la queue, et de sa bouche sort une bande portant ces mots : « Je saurai bien les entallarder » (I’ll entallard’ them), et au-dessous : « Belle-Isle est-il un assassin ou un espion ? C’est ce qui n’est pas clair ; mais ce qui est sûr, c’est que sa présence ne nous apporte rien de bon[1]. »

On avait fait espérer au maréchal qu’une fois rendu à Windsor il serait mis en liberté sur parole ; mais, dans la crainte de surexciter le sentiment public, on n’osa pas lui témoigner cette confiance. On le renferma, au contraire, très étroitement au secret dans la grosse tour du palais, dont la garde fut confiée à un officier qui

  1. Belle-Isle whether bravo or spy is not clear, but this is certain, he’ll do no good here. (Correspondance de Londres, 26 février, 2, 5, 9 mars 1745. — Ministère des affaires étrangères.) — Il n’y a point, pour cette année, de dépêches d’Angleterre au ministère des affaires étrangères, la guerre étant déclarée et les communications diplomatiques interrompues ; mais un agent secret. La Touche, faisait passer régulièrement à l’abbé de La Ville, en Hollande, un bulletin hebdomadaire relatant tous les événemens de la semaine.