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bien qu’attestée par des témoins oculaires, m’avait toujours laissé un peu incrédule et, pour tout dire, que j’y trouvais dans un tel moment un air de frivolité un peu déplacé ? Quand tant de sang coulait à flots et que le destin de deux grands états était en péril, ce n’était guère le temps des révérences. Je n’ai changé d’avis qu’en trouvant, dans les Rêveries du maréchal de Saxe, un paragraphe entier consacré à établir a qu’une troupe ne doit jamais se presser de faire feu la première, attendu que celle qui a tiré en présence de l’ennemi est une troupe défaite, si celle qui lui est opposée conserve son feu, » et il recommande avec soin d’éviter ce qu’il appelle l’abus de la tirerie. Il me parait donc très probable que les Français, en se laissant provoquer, ne faisaient qu’observer la consigne donnée par leur général et, franchement, je l’aime mieux ainsi ; d’autant plus qu’il y a toujours quelque mérite à avoir gardé le souvenir d’une instruction si prudente dans un instant si critique. En tout cas, si la politesse régna au début des deux côtés, chez les Anglais elle ne dura guère, car lord Charles Hay a depuis raconté qu’ayant reconnu l’uniforme des gardes françaises et se souvenant de les avoir vus fuir à Dettingue : — « Attendez-nous, messieurs, leur cria-t-il ; ne vous hâtez pas de vous mettre à la nage, l’Escaut n’est pas si facile à passer que le Mein[1]. »

L’engagement qui suivit fut de nature à confirmer cette présomption. Il semblait, en vérité, que la troupe anglaise fût sortie du ravin fortifiée par ses pertes mêmes, parce que, obligée de se resserrer, elle présentait une masse plus compacte et plus difficile à percer. C’est une singularité que je laisse à expliquer à un plus grand peintre militaire que je ne puis me flatter d’être. « Sous le feu croisé du village et des redoutes, dit Frédéric dans l’Histoire de mon temps, les flancs de la troupe anglaise souffrirent et se retirèrent ; son centre, qui en souffrit moins, continuait à avancer, et comme ses ailes se repliaient en arrière, son corps prit une forme triangulaire, qui, par la continuation du mouvement du centre et par la confusion, se changea en colonne. » — Ce n’était pas précisément un triangle, et, sur ce point seul, l’expression de Frédéric n’est pas d’une complète justesse ; l’opération, d’ailleurs, très bien caractérisée par lui, aboutit seulement à faire des trois divisions de la colonne un seul carré long, un peu rétréci sur sa face supérieure. Ce bataillon carré formait ainsi un bloc de près de 15,000 hommes qui, à chaque pas qu’il avait à faire, commençait par vomir le feu de trois côtés à la fois. Contre cette masse impassible et impénétrable vinrent se briser, d’abord les gardes françaises et suisses, les premiers engagés, puis tous les régimens placés dans le

  1. Carlyle, t, II, p 110.