Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 81.djvu/765

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répété par des milliers de voix enthousiastes. Que manquait-il à ces momens d’ivresse ? et cependant, celui qui doit les dépeindre se sent envahi tout d’un coup par une secrète et invincible tristesse. C’est qu’il aperçoit dans le lointain le sinistre dénoûment qui se prépare. Laissez passer un demi-siècle ! Où sera-t-elle, cette royauté, vivante incarnation de la patrie ? Où seront-ils, ceux qui font cortège autour d’elle et la couvrent de leurs corps, les Noailles, les Biron, les Gramont ? On ne retrouvera plus leurs noms que défigurés dans les arrêts d’un tribunal révolutionnaire ou inscrits sur une pierre funéraire au fond de la mélancolique vallée de Bretagne où gît la dépouille des victimes de Quiberon. D’autres, je le sais, auront pris leur place et la rempliront sans déchoir. Des enfans de nos campagnes, transformés en soldats pour repousser l’invasion ennemie, arroseront de leur sang les champs déjà fertilisés par leurs sueurs. Des bataillons, disciplinés par la main de fer d’un conquérant, traverseront au pas de charge toutes les capitales de l’Europe. Dieu nous garde de médire de ces nouvelles formes du patriotisme et de la gloire ! Ne leur demandons même pas trop sévèrement compte des épreuves douloureuses dont elles n’ont pu nous préserver et que nos pères n’avaient pas connues. Convenons pourtant qu’aux triomphes les plus éclatans, aux joies les plus vives de la France moderne, s’est toujours mêlé un fonds de sentiment inquiet, provenant de l’instabilité de l’avenir, de la discorde des classes, et du souvenir des luttes civiles toujours prêtes à renaître. Rien de pareil n’attristait, le soir de Fontenoy, l’imagination d’un jeune vainqueur ; sa confiance imprévoyante ignorait tous les soucis qui, depuis lors, ont marqué d’une ride sévère les traits de notre physionomie nationale. En est-ce donc fait et sans retour ? tous les dons que la fortune nous a ravis peuvent nous être rendus ; notre influence abaissée peut se relever ; la frontière rétrécie peut s’étendre. Mais cette grâce, qui parait le front de la France d’une beauté si originale ; cette élégance qui n’ôtait rien à sa force, cette finesse délicate des mains qui maniaient si légèrement l’épée ; ce clairon des batailles entraînant comme la musique d’une fête ; cette gaîté qui souriait jusque dans la mort ; tout cet éclat, en un mot, qui charmait le monde et qui séduit encore l’histoire, qui jamais pourra nous le rendre ? Vous qui lirez ces pages, enfans de la famille française, saluez d’un dernier adieu ’image déjà fugitive d’un passé qui a fait le prestige de votre nom ; avant de s’enfoncer dans les brumes de la haute mer, le navigateur jette un regard attendri sur les rives de la terre natale, illuminée des feux du soleil couchant !


DUC DE BROGLIE.