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plainte éternelle. Sous le coup de la tempête déchaînée, irrésistible, il s’est fait petit, désert et silencieux, mais une pensée l’anime et une volonté le guide. Que le vent faiblisse, et, sur son pont soudain animé, la vie reparait ; on largue les basses voiles, on pousse vers l’ouest ; puis de nouveau le ciel s’obscurcit sous les-nuages, la tempête reprend, et le terrain, lentement, péniblement conquis, est reperdu en quelques heures.

Pendant quarante-cinq jours, nous luttâmes ainsi. Pour doubler le cap, il nous fallait franchir un espace de trente lieues ; cela fait, peu importait le vent, la tempête, la mer furieuse, on avait l’espace devant soi, le Pacifique immense ; on remontait au nord, vers le jour, le soleil, la chaleur. Pendant six semaines, la lutte incessante, le vent nous rejetant toujours plus au sud, plus au froid, au milieu des banquises de glace, grands fantômes blancs détachés du pôle austral, errant au hasard sur ces mers solitaires. Mais lentement nous poussions dans l’ouest, jusqu’au jour où, en dépit de la tempête, nous pûmes faire route vers le nord sans risquer de nous briser contre les rochers du cap. Malgré la bise furieuse, la mer démontée, le navire largue ses basses voiles ; l’ouragan les crève, on les remplace, on les double, on avance. La mâture craque et plie, la coque tremble sous l’effroyable pression des vagues et du vent, mais on est hors de l’Atlantique, on s’élève dans le Pacifique, et là-bas, au-delà du cap dépassé et des froids brouillards, on entrevoit des cieux plus démens.

Voici donc enfin l’Océan-Pacifique dont les flots baignent les côtes d’Asie et d’Amérique, l’Océan aux îles innombrables dont les noms étaient à peine connus alors, et dont déjà les nations européennes se disputent la possession. Encore peu visitées, elles étaient, comme aujourd’hui, habitées par une race autochtone dont nous avons pu étudier de près quelques types curieux, et qui, dans l’infinie variété qui la distingue, offre à la fois les tribus les plus réfractaires à notre civilisation et les plus ardentes à se l’assimiler, les cannibales les plus féroces et les Polynésiens les plus sociables. Ce n’est pas leur histoire que nous entreprenons d’écrire ici. Nous nous bornerons à puiser dans nos souvenirs, à les rapprocher des observations de ceux qui ont connu cette même race sur d’autres points que nous n’avons pu visiter et à les montrer tels qu’ils sont. Il importe de se hâter ; bientôt il sera trop tard. Le flot montant de la civilisation envahit même l’Océanie. Quand l’isthme de Panama sera percé, nos navires oublieront la route du cap Horn. Ces mers inhospitalières redeviendront solitaires, mois l’Océanie se peuplera de colons européens, et le descendant des anthropophages d’hier discutera dans un parlement de ses pairs les problèmes les plus compliqués de notre économie politique.