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de cette ficelle constatait ce qu’elle appelait sa sexe. Estimant qu’elle n’avait plus besoin de cet ornement, puisqu’ils allaient la faire cuire, ses amphitryons l’en avaient dépouillée.

— Mais enfin, Wenga, tu n’as pourtant pas besoin d’une ficelle, dont je comprends que tu déplores la perte, pour le souvenir si… tu as en un mari ou non.

Elle souffla bruyamment, perplexe, cherchant à venir en aide à sa mémoire rétive, et, comme la première fois, elle me répéta :

— Moi, pas savoir, massa ! — Puis, sur un ton plus aigu, lamentable : — Moi, perdu mon ficelle.

Impossible de la faire sortir de là ; je n’en tirai rien de plus.

J’appris depuis, par mon hôtesse, ce que je soupçonnais d’ailleurs, que l’embarras de Wenga provenait moins de l’incertitude de sa mémoire que de la confusion de ses souvenirs, et qu’elle avait, pour ne pas se rappeler un mari, les mêmes raisons que pour n’être pas bien fixée au sujet de son père : l’embarras du choix.

Avant de disparaître complètement, le cannibalisme a trouvé son historien, historien sincère et de bonne foi, qui a successivement parcouru les îles Fiji, Tanna, les Nouvelles-Hébrides, la Nouvelle-Guinée, d’abord en vagabond globe trotter, comme il s’intitule lui-même, puis comme correspondant de journaux anglais et australiens[1]. M. Julian Thomas appartient à cette catégorie d’infatigables explorateurs sortis des rangs de la presse anglaise comme Stanley, O’Donovan et tant d’autres que le démon du reportage et des découvertes, deux passions jumelles, entraîne à travers les continens vierges et les mers inexplorées.

Le cannibalisme serait-il un goût naturel auquel l’homme civilisé puisse revenir, une fois débarrassé des liens et des entraves de notre ordre social ? On serait tenté de le croire. Le révérend Thomas Williams, l’un des premiers missionnaires des Fijis, raconte comment, en 180/i, vingt-sept détenus anglais, ayant réussi à s’évader du pénitentiaire de la Nouvelle-Galles du sud, gagnèrent l’Ile Rewa, l’une des Fijis. Grâce à leurs armes à feu, ils inspirèrent aux indigènes une terreur superstitieuse telle, que ces derniers leur obéissaient comme à des divinités et que leurs caprices, même les plus odieux, étaient immédiatement satisfaits. Livrés aux passions les plus honteuses, aux convoitises les plus abjectes, ils étonnaient par leur perversité les sauvages au milieu desquels ils vivaient, greffant sur leurs vices d’hommes blancs les vices de la barbarie, ivres de leur toute-puissance succédant à l’esclavage du pénitentiaire, assoiffés d’orgies après des privations de toute sorte. Comme les sauvages, ils en arrivèrent à se nourrir, eux aussi, de

  1. Julian Thomas, Cannibals and Convicts, 1 vol. in-8o. London ; Cardell etc.