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connaît bien : car il n’est pas toujours en vacances ; il a eu l’occasion d’observer des êtres moins innocens que les familiers de la nature. L’idée de ce faux ménage, telle qu’il l’a imprimée naguère dans l’esprit du lecteur, est délicate et forte ; la rareté même et la discrétion des traits, tous justes et précis, contribuent à inspirer une sorte de crainte, après laquelle cette vision demeure inoubliable : — un bomme bon, mais faible, amoureux jadis et tombé hors de la société pour avoir trop penché vers l’objet de son amour ; épuisé, à présent, exténué, à bout de force nerveuse et d’énergie morale ; une femme, auprès, qui lui a cédé, au mépris de son devoir conjugal, ou plutôt qui l’a entraîné dans sa chute ; une femme sanguine et sensuelle, volontaire, impérieuse, qui a dévoré sa substance physique et spirituelle, et s’en est enrichie ; ces deux créatures, liées à jamais, réfugiées dans un trou de campagne ; enfin, pressée entre elles, gênée, comme une plante qui aspire malaisément à la lumière, une fille, cette charmante Raymonde. Elle ignore, — ainsi que le lecteur jusqu’à la fin du volume, — quel ferment impur aigrit les sentimens mutuels de son père et de sa mère et alourdit, même pour elle, l’air de leur maison ; elle souffre pourtant. — Qu’est-ce donc quand l’altière Clotilde, qui n’a pas renoncé au monde, veut faire de son enfant l’outil de son ambition ! Elle prétend, par une alliance avec la gentilhommerie de cette province, rentrer dans l’ordre social d’où elle est sortie : elle a désigné pour son gendre Osmin de Préfontaine ; et ce n’est guère La Tremblaye qui peut soutenir Raymonde en sa résistance, alors même qu’elle s’est éprise d’Antoine. — Et nous aussi, nous avons ressenti un trouble particulier, aux veillées de la Maison Verte : nous avons pris en pitié ce père, à la moelle et à l’âme fondantes, qui s’endort après diner dans son fauteuil ; nous avons respiré dans la pénombre, hors du cercle lumineux de la lampe, avec la même angoisse que les amoureux ; nous avons frissonné du même frisson, quand la voix de commandement de la mère, éclatant sur le seuil, a secoué leur rêverie. Ce tableau d’intérieur est gravé dans nos mémoires ; reproduit sur le théâtre, au deuxième acte, il serait le pendant de cet autre, plus riant, qui s’est d’abord offert à nos yeux : Verdier par-ci, La Tremblaye par-là, le paradis et l’enfer domestiques. L’intention des auteurs, sans doute, est bien d’établir ce contraste : ils ont mis un art ingénieux à disposer dans le jardin de la Maison Verte la série des scènes où le drame se noue. Je n’ose affirmer, cependant, que le faux ménage soit animé ici de la même vie à la fois particulière et mystérieuse que dans le livre. Ce La Tremblaye, cette Clotilde, est-ce les nôtres ? L’un ressemble plus à tant de maris débonnaires, l’autre à tant de femmes arrogantes, que nous avons vu disputer sur le choix d’un gendre, dans des comédies. Et le milieu où ils se meuvent, y