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pays où ces manifestations gardent, en dépit de toutes les apparences, le caractère officiel et ressemblent, toujours plus ou moins à une représentation préparée d’avance par les pouvoirs intéressés à amuser le populaire. Évidemment, en Angleterre, c’est le sentiment d’un peuple libre qui éclate sans distinction dans toutes les classes, qui jaillit spontanément des masses nationales, sans suivre un mot d’ordre. Toutes les affaires ont été suspendues pour un jour, et partout où il y a un Anglais dans le monde, de l’Europe au fond de l’Asie, de Gibraltar à l’Australie, il en a été de même, le jubilé de la reine a été célébré comme la fête de la nation britannique. Ce serait probablement aller un peu loin de supposer que les Anglais, dans ces manifestations, obéissent à un instinct de loyalisme naïf et superstitieux pour la royauté ; ils n’ont ni le culte ni le goût de la politique sentimentale, qui ne sert à rien. Ce qu’ils voient dans la reine, c’est la représentation vivante des intérêts permanens de la nation, la personnification invariable de la puissance anglaise. Ce qu’ils saluent et ce qu’ils respectent aussi dans la personne royale, c’est la souveraine strictement et fidèlement constitutionnelle qui ne gêne en rien leurs libertés, qui reste comme la médiatrice supérieure et impartiale des opinions, qui laisse toujours au pays et au parlement le dernier mot dans toutes les grandes questions pour lesquelles ils se passionnent. Il a pu sans doute arriver plus d’une fois que la reine, en respectant les libertés publiques, ait fait respecter ses prérogatives, qu’elle ait tenu à garder la dignité de sa position, que plus d’un ministre, à commencer par l’indépendant Palmerston lui-même, ait eu à compter avec elle. Les lettres, les mémoires du prince Albert prouvent quelle grande et légitime influence reste à la royauté, même dans la libre Angleterre ; mais en aucun cas, dans sa longue carrière, la reine Victoria n’a songé à ruser avec les droits du peuple, à fausser les ressorts de la constitution britannique, à imposer sa volonté. Elle a vu passer autour d’elle deux ou trois générations de chefs de partis, de grands parlementaires, depuis le duc de Wellington jusqu’à M. Gladstone, depuis Palmerston et Peel jusqu’à lord Salisbury, sans les gêner dans leur gouvernaraent. . Les Anglais le savent bien, et en définitive ce règne d’un demi-siècle, dont on vient de célébrer le jubilé, représente assez de sécurité et d’extensions extérieures, assez de libertés et de progrès de toute sorte pour que l’Angleterre en éprouve quelque fierté au milieu des révolutions et des mobilités de tant d’autres pays.

À la vérité, au moment où l’on célèbre avec un si grand éclat le cinquantième anniversaire de ce règne, pendant lequel se sont accomplis tant d’événemens qui ont changé la face de l’Europe, l’Angleterre n’est pas au bout des difficultés qui renaissent sans cesse d’elles-mêmes. L’Angleterre a eu sans doute l’avantage de ne point souffrir autant que d’autres des révolutions militaires et diplomatiques du continent, elle