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qui s’était attiré la haine, parce qu’il censurait les vices et les vicieux et que sa vertu farouche ne lui faisait rien envisager de bien, que ce qui pouvait assurer le bien du peuple romain[1]. »

Ce n’était pas non plus à Londres, où l’orgueil national et la haine contre la France étaient plus excités encore qu’à La Haye, que les offres de d’Argenson avaient chance d’être écoutées. Là, à la vérité, l’impression produite par la fâcheuse nouvelle fut moins vive au premier moment. Les communications arrivant avec lenteur et difficilement en ce temps-là, à travers la mer, les ministres anglais essayèrent d’abord de cacher au public, et peut-être de se dissimuler à eux-mêmes, l’étendue de la défaite. Le mot d’ordre donné à la presse fut d’insister sur les pertes considérables de l’armée française et sur le danger qu’elle avait couru, pour laisser croire qu’en définitive l’issue du combat était restée douteuse. Cette sécurité vraie ou feinte était telle, que le roi, qui se trouvait en ce moment dans le port de mer de Harwich, prêt à s’embarquer pour l’Allemagne, hésitait à revenir sur ses pas pour tenir conseil à Londres, de crainte de jeter le trouble en paraissant trop ému. Son fils aîné, le prince de Galles, montra plus d’indifférence encore, car il se fit voir au spectacle, gai et souriant comme à son ordinaire, le jour même où de tristes rumeurs commençaient à circuler, et n’interrompit pas un instant sa vie de plaisir. Il est vrai que, très ouvertement opposé à la politique de son père et très mal avec son frère cadet, il ne s’affligeait peut-être au fond de l’âme que médiocrement de leur échec. Mais, au bout de quelques jours, des lettres privées vinrent porter le deuil dans les familles en annonçant des pertes cruelles, et il n’y eut plus à douter de l’humiliation des armes anglaises.

L’opinion publique se retourna alors avec indignation contre les auteurs de ce mystère calculé et contre ceux qui avaient donné le scandale de cette insouciance apparente. — « Vous savez déjà en gros, écrit le célèbre Horace Walpole à un de ses amis, ce qui s’est passé devant Tournay ; nous ne voulons pas convenir que ce soit une victoire pour les Français, mais c’est comme une femme qu’on n’appelle pas madame tant qu’elle n’est pas mariée, eût-elle une douzaine d’enfans naturels. En réalité, nous sommes restés trois heures sur le champ de bataille, et j’ai bien peur qu’un trop grand nombre des nôtres n’y restent pour toujours… On dira ce qu’on voudra, c’est un rude coup… » — « C’est la première fois, écrit-il encore un peu plus tard, que, dans une bataille contre les Français, la

  1. Van Hoey à d’Argenson, 20-29 mai 1745. — D’Argenson à La Ville, 16 mai 1745. (Correspondance de Hollande. — Ministère des affaires étrangères.)