Page:Revue des Deux Mondes - 1887 - tome 82.djvu/508

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

a établi ici. Un ministre de la conférence m’a dit un jour à ce sujet : — « On ne connaît pas encore Louis XV ; il sera aussi haut que Louis XIV et peut-être plus haut. » Je sais de bonne source que le roi de France, voyant à un moment la cruelle situation de son armée, dit au maréchal de Saxe : — « Tout est perdu ! » A quoi celui-ci répondit : — « Pourvu que Votre Majesté ne le fasse pas paraître, il y aura du remède ; ce jour est si important qu’il faut vaincre ou mourir[1]. »

Quoi qu’il en soit, et quelle que fut son humeur secrète, Frédéric n’en laissa rien voir, le jour où il dut recevoir dans son camp le marquis de Valori accompagné d’un officier français, M. de La Tour, dépêché tout exprès du camp de Tournay pour lui raconter le détail de la journée du 11 mai. Il les accueillit, au contraire, avec toutes les marques d’une véritable satisfaction, examina avec eux un petit plan de la bataille qui lui fut montré, et témoigna la plus vive admiration pour les dispositions du maréchal de Saxe. Puis, il retint ses hôtes à dîner, où on but à plusieurs reprises à la santé du vainqueur de Fontenoy. En se levant de table, il engagea M. de La Tour à rester quelques jours auprès de lui pour être témoin de ce qui allait se passer, et repartir chargé de la bonne nouvelle qu’il espérait bien lui-même renvoyer à son tour au

  1. Chambrier à Frédéric, 14-17 mai 1745. (Ministère des affaires étrangères.) — Un petit fait que je ne puis insérer dans ce récit, parce qu’il se rapporte à une date postérieure, montre quel dépit secret Frédéric avait ressenti, et garda même assez longtemps, de l’honneur que Louis XV et son fils s’étaient fait à Fontenoy. On a vu qu’il consacra quelques pages de ses mémoires sur l’Histoire de son temps au récit de la bataille, et j’ai déjà en occasion de dire qu’il existe deux textes différens de cette partie des mémoires, l’un écrit en 1746, au lendemain des événemens, l’autre retouché et remanié plus tard à tête reposée, pendant les loisirs de la vieillesse du grand monarque. Ce second texte seulement avait vu le jour et était, connu jusqu’à ces derniers temps. C’est en 1879 qu’a été publié, à Leipsig, le texte primitif jusque-là resté ignoré dans les archives de Berlin. Or, dans ce texte, écrit un an juste après la bataille de Fontenoy, Frédéric, encore obligé de compter avec l’évidence et le témoignage unanime des contemporains, rend pleine justice à la conduite de Louis XV et du dauphin : « Louis XV et le dauphin, dit-il, payèrent de leur personne dans cette journée décisive pour la Françe ; si le roi ne l’en eût empêché, le dauphin aurait chargé les ennemis à la tête des gardes du corps. » Mais dans le texte remanié plus de trente ans après, l’auteur, n’ayant plus à craindre d’être contredit par aucun témoin oculaire, se met plus à l’aise et change absolument de ton et d’appréciation. » — « Louis XV et le dauphin, dit-il, se trouvaient en personne à cette action. On les avait placés auprès d’un moulin, qui était en arrière ; depuis, les soldats français n’appelaient leur roi que Louis du Moulin. » Je n’ai pas besoin de dire que je n’ai trouvé aucune trace dans les écrits contemporains de cette grossière plaisanterie, incessamment répétée cependant depuis lors par tous les historiens français, en particulier par Michelet, qui trouve moyen de la faire figurer dans un récit de la bataille, lequel ne tient pas plus de deux pages.