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lit l’espérance. Des yeux j’interroge l’infirmière, qui me répond : « Carcinome. » Le mot est-il donc prétentieux ? Nullement ; il m’a touché, car il est empreint d’humanité. La malade n’a pu le comprendre, n’en connaît pas la signification, tandis qu’elle n’ignore pas celle du mot cancer. Elle est charmante, cette infirmière, avec un beau type oriental qui rappelle les histoires de Salomon. Je m’aperçus que, tout en continuant ma visite, je fredonnais mentalement un duo d’Halévy : « Ou juive ou chrétienne ; » heureusement je passai devant un miroir qui me montra mon image : cela me permit de me rire au nez et coupa court à la mélodie.

Non-seulement on admet les cancérées, mais voici une névropathe dont les souffrances peuvent se prolonger indéfiniment. Elle est assise auprès de sa couchette et lit. Elle a vingt et un ans, elle est blonde, fraîche, avec de jolis yeux bleus et de petites fossettes à ses joues roses. Je lui parle, elle rit aux éclats. « Vous avez bien raison d’être gaie, c’est le moyen de mettre le mal en fuite. » Elle répond : « Ah ! monsieur, j’ai tant envie de pleurer. » Je n’avais pas fait trois pas qu’un sanglot déchirant me faisait retourner. La tête sur ses bras appuyés à son lit, elle était secouée par le spasme, son pauvre petit corps tremblait, elle se renversait en arrière et criait douloureusement. Sa plainte est celle de la souffrance atroce et diabolique, qui est partout sans être nulle part, qui est intangible, brise l’âme et ne touche point à la chair : rien n’est à faire, il faut laisser la crise s’épuiser d’elle-même. Tant de jeunesse, de force apparente, et ne pouvoir dominer l’angoisse qui saisit l’être tout entier ! J’étais déjà dans les corridors que les cris de la pauvrette me poursuivaient encore et me faisaient penser aux lamentations de la fille de Jephté.

L’étage supérieur de la maison est consacré aux enfans ; ils y sont en nombre, frêles, attendrissant à regarder, avec ces mines résignées que l’on est toujours attristé de voir à cet âge ou tout devrait être animation et sourire. Ils sont si petits que l’on est surpris de ne pas voir la nourrice à leur chevet ; leurs lits sont plus grands que des berceaux, mais guère plus. L’un d’eux, plus âgé que les autres, est atteint de coxalgie ; voilà déjà bien des mois qu’il est immobilisé sur sa couchette ; pendant longtemps il y restera encore, peut-être n’en sortira-t-il que déformé et boiteux comme fut Jacob. J’avise une petite fille aveugle de cinq à six ans, très blonde ; ses yeux voilés d’une taie épaisse l’ont enfermée dans les ténèbres ; dès qu’on l’approche, elle tend les mains avec une sorte de tendresse qui semble solliciter la protection. Elle est Russe de naissance ; elle a été apportée en France par sa mère, qui fuyait les persécutions slaves et qui l’a abandonnée avant d’avoir été naturalisée Française. Il en résulte que l’enfant ne peut trouver place dans un