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dix ou douze années de cette existence végétative, quand ils auront sensiblement dépassé la trentaine, ils pourront, s’ils ne sont pas trop dépourvus de protections, passer sous-chefs et gagner 3,500 fr. Leurs plus belles années sont écoulées, leur sève est épuisée ; ils éprouvent déjà un certain dégoût d’une profession qui donne à peine de quoi ne pas mourir de faim ; l’exemple de tant d’autres sous-chefs, qui attendent depuis longtemps un avancement et désespèrent de l’obtenir, amène chez eux le découragement : ils cherchent en dehors de leurs fonctions le moyen d’améliorer leur sort ; ils réduisent au minimum compatible avec la prudence la somme de travail qu’ils donnent à l’état. Celui-ci n’a que des serviteurs médiocres, et il n’en mérite pas d’autres.

La carrière administrative ne réserve donc que des déceptions à la presque totalité de ceux qui viennent frapper à la porte des ministères. Malgré tout, la fortune inespérée de quelques privilégiés, la certitude et la régularité des émolumens, ce qu’on appelle communément le pain sur la planche, séduisent les familles et font affluer des légions de candidats qui se succèdent avec la régularité des marées. L’état écrème la jeunesse française pour l’abêtir et la stériliser. Le mal ne date pas d’hier et, en février 1850, dans le rapport général sur le budget, Berryer écrivait ces lignes, qui n’ont pas cessé d’être vraies : « En examinant l’ensemble de l’administration du pays, nous sommes obligés de signaler la ruineuse multiplicité des fonctions et des emplois publics que nous voyons s’accroître périodiquement, et qui appellent trop d’hommes, au moment de leur entrée dans la carrière de la vie, à solliciter de l’état une existence bornée, mais commode et sûre. Ainsi se perdent l’énergie et l’honorable indépendance de l’homme obligé d’assurer lui-même son avenir ; ainsi s’éteignent trop de capacités qui auraient pu honorer et servir plus utilement le pays ; ainsi s’augmente, pour les contribuables, la charge de ces existences auxquelles il faut pourvoir, sans obtenir de leur travail une valeur égale à ces rémunérations accordées en trop grand nombre. » On se demande parfois d’où vient que l’on rencontre si généralement dans la jeunesse américaine l’indépendance du caractère, l’esprit d’initiative et l’énergie au travail, tandis que l’inertie semble devenue le fond de notre nature française. L’explication est simple : les Américains, pleins de confiance dans le résultat de leurs efforts personnels, dédaignent les emplois publics autant que les Français les convoitent.

Il est temps de changer de système. Au lieu d’abêtir les jeunes employés dans des besognes ingrates, uniformes et presque machinales, et de n’avoir plus tard que des hommes usés et des esprits sans ressort, il faut diviser les fonctionnaires en deux catégories,