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gréco-russe a un manifeste désavantage vis-à-vis du catholicisme-latin. Elle n’a point les mêmes ressources que l’église romaine. Ne possédant pas d’autorité centrale, d’organe vivant pour commander au nom du Christ, elle ne peut, autant que sa grande rivale, s’accommoder aux nécessités des temps ou aux besoins du climat. Grâce à la domination incontestée du siège romain, le catholicisme a, en pareille matière, plus de liberté et plus de souplesse : la concentration même de l’autorité dans une seule main le rend plus libre. Personnifiée dans le pape infaillible, l’église peut parler, elle peut marcher, elle peut lier et délier ; tandis que l’église orientale, sans voix pour parler en son nom, ni ressort pour la mouvoir, semble vouée au silence aussi bien qu’à l’immobilité. A force de se garder de tout changement, elle a pour ainsi dire perdu la faculté du mouvement. Elle ressemble à ses rigides icônes ; sa bouche, comme la leur, est close ; ses membres, raidis depuis des siècles, ne peuvent se ployer à volonté ; ils sont pour ainsi dire ankylosés.

En Russie, le carême n’est pas seulement une époque de mortification ; il est aussi ou il est supposé être une époque de recueillement. L’état, qui se plaît à se faire l’auxiliaire de l’église, y veille à sa manière. Si la loi n’oblige pas tous les Russes au jeûne, si aujourd’hui la police laisse les traktirs servir des alimens prohibés, l’état enjoint de s’abstenir de certains plaisirs profanes, du théâtre notamment. Le code pénal contient, à cet égard, un article 155 encore en vigueur. Pour les grandes villes, pour les classes mêmes qui jeûnent le moins, cette sorte d’abstinence ne laisse pas d’être pénible. Pendant le grand carême, comme aux veilles de fêtes, les théâtres sont fermés. Le drame, la comédie, l’opéra, doivent chômer. Il est vrai que cette prohibition s’applique surtout aux grands théâtres subventionnés par l’état ou par les villes. Les concerts spirituels de la chapelle de la cour ou des chœurs de Tchoudof ne sont pas la seule ressource de la saison. Les cirques, les saltimbanques, les cafés-concerts, les tableaux vivans, voire les spectacles en langue étrangère restent d’ordinaire autorisés. Sous Alexandre II, si l’opéra russe était interdit, il n’en était pas de même de l’opérette française ou de la posse allemande. Le carême était la saison d’Offenbach et de Lecocq. Le théâtre bouffe devenait le rendez-vous de la société élégante. Cette question de la clôture des théâtres en carême a bien des fois passionné les salons et la presse. C’est pour de pareils sujets que les polémiques ont le champ le plus libre. A l’inverse du public de Pétersbourg, on a vu, au commencement du règne d’Alexandre III, le conseil municipal de Moscou attribuer « la décadence des mœurs » à ce que, durant quelques années, le gouvernement s’était relâché de sa sévérité vis-à-vis des spectacles en carême. Le pouvoir a fait droit aux vœux