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s’est pas encore senti la force de l’accomplir. L’état en pourrait assurément prendre l’initiative ; le calendrier grégorien a beau porter le nom d’un pape ; le difficile ne serait pas de le faire adopter du saint-synode et du clergé, mais bien de le faire agréer du peuple. Pour cela, il ne faudrait peut-être rien moins qu’une entente avec les patriarches et toutes les églises d’Orient, une sorte de concile du monde orthodoxe. Aux yeux d’une grande partie de la nation, un changement de calendrier ne serait rien moins qu’une révolution. Certaines sectes ne manqueraient pas d’y voir un signe du prochain avènement de l’antéchrist. C’est que la substitution du nouveau style à l’ancien ne troublerait pas seulement les habitudes d’un peuple, en toutes choses obstinément attaché à la coutume, elle altérerait l’ordre traditionnel des fêtes, en attribuant à un saint le jour que le calendrier consacrait à un autre. Pour rattraper le nouveau style, on serait contraint de retrancher d’une année douze jours, douze fêtes, c’est-à-dire de frustrer autant de saints des hommages auxquels ils ont droit. Que diraient les hommes portant le nom des saints sacrifiés par la réforme ? Le paysan aurait peine à comprendre que tel ou tel bienheureux, et, à plus forte raison, que le Christ ou la Vierge pût, même pour une année, être dépouillé du jour qui lui appartient. Il y verrait une sorte de dépossession, de déchéance des saints évincés ; en s’y associant, le moujik craindrait d’être victime de leur courroux. Il n’en faudrait pas davantage pour exciter les scrupules comme les appréhensions d’une partie du peuple. L’autorité, en passant outre, risquerait de renforcer les rangs des adversaires de l’église, de fournir une arme de plus à ces vieux-croyans qui l’accusent déjà d’avoir altéré la liturgie. Ainsi s’explique le maintien de l’ancien style : l’omnipotence impériale n’a pas encore osé porter la main sur le calendrier. Dès qu’il s’agit de la conscience du peuple, l’autocratie ne se sent plus un pouvoir illimité. Sa toute-puissance a une borne, la foi, disons plus, le préjugé populaire.


VI

Comment la radiation de douze jours du calendrier ne serait-elle pas une grosse affaire dans un pays où le culte des saints est resté aussi primitif et aussi naïf ? La dévotion aux saints a, de tout temps, été l’une des marques de la piété russe. En peu de pays de l’Europe, la vie des saints, anciens ou modernes, a été aussi populaire. Si elle n’a pas encore en ses bollandistes, la Russie a eu sa « Légende dorée. » Ce sont, pour la plupart, des récits venus des Grecs ou des Bulgares, et enrichis à sa manière par le génie russe. Dans ces Vies des saints, d’ordinaire anonymes, les érudits