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elle s’y laisse pousser par le peuple plutôt qu’elle ne l’y provoque. Il n’y a pas en Russie de canonisation proprement dite. Rien de comparable aux longs et coûteux procès de canonisation des congrégations romaines. Cela ne serait ni dans les habitudes, ni dans l’esprit de l’église orientale. Chez elle, de même qu’aux temps primitifs, c’est encore la voix populaire qui proclame les élus de Dieu ; elle en est toujours au vox populi, vox Dei. « Chez nous, me disait un ecclésiastique russe, ce n’est point le clergé, la hiérarchie qui canonise les saints, c’est Dieu qui les révèle. » Pour le peuple et pour l’église même, le grand signe de la sainteté, c’est l’incorruptibilité du corps des bienheureux et, accessoirement, les miracles qui s’opèrent sur leur tombe. Ainsi des vieux saints de Kief, dont j’ai touché les mains desséchées dans les catacombes où ils s’étaient fait murer vivans. Ainsi de l’un des derniers saints admis par les Russes, Métrophane, évêque de Voronège au XVIIIe siècle. A l’ouverture de son tombeau, vers 1830, le corps fut trouvé intact, sa réputation de sainteté, déjà répandue dans le peuple, en fut confirmée. Le saint-synode fit faire une enquête sur l’état du corps et sur les miracles attribués à Métrophane. L’enquête faite, l’ancien évêque fut, après approbation de l’empereur, reconnu officiellement pour saint. Un demi-siècle plus tard, j’ai vu des pèlerins, de toutes les parties de l’empire, se presser autour de la châsse d’argent du saint évêque[1].

Cette manière de constater la sainteté emporte, en effet, le culte du corps des saints, autrement dit le culte des reliques, et, par suite, les pèlerinages. Il en a été ainsi de tout temps chez les Russes : on le voit par les plus anciennes chroniques. Si nombreux que soient les corps saints recueillis dans les églises, il se trouve toujours des pèlerins pour baiser la pierre qui les recouvre. Le goût des pèlerinages est un des traits par où les mœurs russes rappellent le plus l’Orient et le moyen âge. Il est peu de paysans qui n’aient l’ambition de visiter les catacombes de Petchersk à Kief, ou la tombe de saint Serge à Troïtsa. Depuis l’émancipation des serfs et l’ouverture des chemins de fer, Kief est devenu le plus grand pèlerinage du monde chrétien et peut-être du globe[2]. Non contens d’affluer aux sanctuaires nationaux de Kief ou de Moscou, nombre de moujiks, tels que les Deux-Vieux de Tolstoï, traversent

  1. Peu de temps après Métrophane, vers 1840, il était question de reconnaître comme saint un autre évêque, Tikhone. L’empereur Nicolas trouva que c’était assez d’un pour un règne, et Tikhone dut attendre une vingtaine d’années ; il n’a été officiellement admis que sous Alexandre II.
  2. On y a, dit-on, compté, en une seule année, en 1886, près d’un million de pèlerins.