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les fers, la mutilation, la mort, sans compter les punitions plus légères, comme les baguettes, ou d’ordre moral, comme les cartouches jaunes. Vous éprouvez là quelque chose de l’impression qui vous saisit à la vue de certaines monstruosités, comme les plombs ou les oubliettes du palais ducal de Venise. Quoi ! cette armée si vantée n’était donc qu’une immense geôle, une autre bastille, pleine aussi de larmes et de malédictions ? Pour avoir pris un chou dans le champ voisin, en temps de guerre, la mort ou le tirage au billet[1] ; pour avoir frappé son sergent, les galères perpétuelles ; étant de garde ou de service, la mort ; pour s’être défendu contre les mauvais traitemens d’un officier, le poing coupé d’abord et la pendaison ensuite ; pour s’être battu en duel avec un camarade, les galères perpétuelles, pour vol d’ustensiles en route, la mort ; pour désertion, les oreilles et le nez coupés, les galères perpétuelles et à temps, ou la mort, suivant le cas. Voilà le régime pénal auquel était encore soumis le malheureux soldat à la fin du XVIIIe siècle ! Eh bien ! non : ouvrez la correspondance des armées, consultez les mémoires du temps, interrogez les témoins, et vous serez tout étonnés de constater le petit nombre de victimes que faisait en réalité ce terrible code. De loin, il se dresse comme un gibet ; approchez, ce n’est plus qu’un épouvantail. Louvois s’en plaignait déjà de son temps, et il faut voir de quel ton il gourmandait généraux et conseils de guerre : « Le roi a appris avec beaucoup de surprise ce qui s’est passé lorsque, par votre ordre, on a voulu exécuter un gendarme-Dauphin, écrivait-il à Schomberg, et Sa Majesté en a eu encore davantage quand, après une pareille révolte, vous vous êtes contenté d’en faire informer au lieu de faire prendre sur-le-champ tout ce qui s’est trouvé dans le camp de cette compagnie pour les faire tirer au billet et en faire pendre deux ou trois, n’y ayant que ces sortes de punitions qui fassent bon effet. » — « Le roi n’a pu voir sans indignation qu’un conseil de guerre composé d’un mestre de camp général et d’un brigadier de cavalerie aient cru que des cavaliers qui ont contrevenu formellement à un ban fait par le général en chef devaient être seulement condamnés à être attachés au poteau… Sa Majesté ordonne à M. Lepelletier de retenir 2,000 livres sur les appointemens de ceux qui ont assisté à ce conseil de guerre. »

Une autre fois, c’est à Créqui qu’il reproche sa mollesse. La garnison de Trêves s’étant mutinée, le conseil de guerre n’avait prononcé, dans un cas aussi grave, qu’une seule condamnation

  1. Le tirage au billet avait lieu quand plusieurs hommes avaient été pris en flagrant délit de maraude. On les faisait alors tirer au sort, et celui qui amenait le billet avait la tête cassée.