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D’accord, mais ils n’avaient affaire qu’à des peuples armés de sabres, de piques et de javelots. Avant même d’être en mouvement, la phalange aujourd’hui serait décimée par le feu de l’ennemi. Si légère et si mobile que vous la conceviez, votre légion n’y résisterait pas davantage. L’artillerie la mettrait en pièces avec ses canons de à qui portent maintenant à plus de 500 toises, et ses canons de 8 et de 12, devenus assez légers pour être transportés et mis en batterie sur tous les points d’attaque[1]. D’ailleurs, à supposer que vous échappiez à ces dangers, vous n’éviteriez pas celui d’être débordé ou tourné ; les corps profonds peuvent toujours l’être…

« En effet, répliquait Du Mesnil-Durand[2], c’est leur défaut, mais ne vaut-il pas encore mieux sur le champ de bataille risquer d’être tourné que risquer d’être enfoncé ? Supposez que ma colonne soit débordée ; de deux choses l’une : ou elle continue de charger avec impétuosité et renversera tout ce qui est devant elle, et, dans ce cas, c’est l’ennemi qui risque à son tour d’être tourné et qui s’arrête ; ou elle attend l’attaque qui la menace sur ses flancs, et rien ne dit qu’elle ne la repoussera pas ; car le propre de la colonne est d’être aussi forte sur ses flancs que sur son front. » Quant à la tirerie, souvenez-vous de ce qu’en pensait le maréchal de Saxe : « Elle fait plus de bruit que de mal et fait toujours battre ceux qui s’en servent. » Et souvenez-vous de ce précepte : « Il faut marcher fièrement à l’ennemi et défendre à l’infanterie de tirer : cela ne fuit que l’arrêter, et ce n’est pas le nombre d’ennemis tués qui vous donne la victoire, mais le terrain que vous avez gagné. »

Tels étaient les principaux argumens échangés, non sans aigreur parfois, entre les anciens et les modernes. Cependant la question n’avançait pas et la controverse menaçait de s’éterniser, lorsque heureusement Saint-Germain y mit fin par un coup d’autorité. L’ordonnance du 1er juin 1776 parut : il fallut bien s’incliner. L’an d’après, celle du 1er mai 1777 sur la cavalerie complétait la réforme. Rédigées sous l’inspiration des idées de Guibert par une commission où siégeaient entre autres M. de Jaucourt et de Rochambeau, ces ordonnances, sans proscrire nullement l’ordre profond, comme l’auraient souhaité quelques esprits absolus, attribuaient à l’ordre mince la part prépondérante qu’il avait conquise dans les autres armées. Elles retenaient de l’ancien ordre français ce qui avait fait de tout temps sa raison d’être, sa force : la marche en colonne à distance entière, à demi-distance ou à rangs serrés et en

  1. Du Coudra, même ouvrage.
  2. Discours préliminaire des fragmens de tactique.