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et toute dignité, et, pendant plusieurs années, elle avait offert le spectacle des plus déplorables compétitions. La corruption de la cour s’était transportée dans les camps et les avait changés en autant de foyers d’intrigue et de lieux de plaisir. Vainement, quelques généraux de vieille roche, comme les d’Estrées, les de Broglie, les Saint-Germain, protestaient par leur exemple et se distinguaient, dans ce relâchement général, par leur caractère et leur fermeté. Le parti des petits-maîtres et des roués finissait toujours par l’emporter. Mais cette anarchie n’avait eu qu’un temps, et c’est une grave erreur historique, en même temps qu’une criante injustice, de juger, comme on l’a fait si souvent, les institutions militaires du XVIIIe siècle sur les tristesses et les scandales de cette lamentable époque. Dans la guerre de Flandre, la valeur française s’était illustrée par une suite de succès éclatans. La guerre de sept ans elle-même n’avait pas été sans gloire, et déjà du vivant de Louis XV, Choiseul était parvenu, dans une certaine mesure, à tirer l’armée du discrédit où elle était tombée sous l’influence des maîtresses. Avec Louis XVI, la politique d’alcôve n’était plus à craindre, et, pour rendre au commandement toute sa dignité, il avait suffi d’un retour d’honnêteté dans le gouvernement et de quelques bons choix, comme celui de l’intègre de Muy : si riche était encore en hommes de valeur et de talent cette grande noblesse si décriée par la faute de quelques-uns des siens ! Après deux siècles de guerres presque ininterrompues, on aurait pu la croire à bout de forces ; jamais, au contraire, elle n’avait été plus vivace et plus féconde ; jamais la source où la France avait déjà puisé tant et de si beau sang n’avait plus abondamment coulé. Quand l’envoi d’un secours aux Américains fut décidé, le roi n’eut qu’un embarras, celui de choisir entre tant de braves gens le chef de l’expédition : pour un qui obtint le commandement, vingt le méritaient et s’y fussent distingués à l’égal de Rochambeau.

Dans un état fortement constitué, les cadres importent au moins autant que le commandement ; ils avaient toujours été bons dans l’armée royale, et si haut qu’on remonte dans son histoire, on est frappé de la supériorité qu’elle offre en cette partie. Ce n’est plus ici l’élite, la fleur de la noblesse française, prodigue des talens et du génie de ses plus illustres enfans ; c’est la pauvre petite noblesse de province qui fournit modestement à l’armée son contingent héréditaire, qui donne au roi, sans compter, le meilleur de soi-même : sa mâle et forte progéniture, ses gars les plus solides et les mieux trempés ; de vrais lurons, destinés, dès le ventre de leur mère, au service, élevés dans cette idée, n’en concevant ni n’en pouvant imaginer d’autre, et préludant à leur futur métier par la rude existence du gentilhomme campagnard. A dix ans, avant même de leur mettre