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nouveau-venus devaient pousser toujours plus avant dans l’intérieur, refoulant les Tasmaniens autochtones, irrités d’être dépossédés, se vengeant par le vol, parfois l’assassinat, et traqués sans pitié par les envahisseurs qui les traitaient comme les chiens sauvages à l’affût de leurs animaux. L’absence de toute clôture rendait les déprédations faciles à moins d’une surveillance incessante. Il fallait s’assurer de vastes espaces défendus par des barrières naturelles, cours d’eau ou plaines sablonneuses pour retenir les troupeaux. On ignorait aussi les procédés employés depuis pour convertir la viande en conserves, la graisse en suif, procédés qui ont permis aux éleveurs de ne rien perdre de leurs produits et de se contenter d’espaces plus restreints pour un moindre nombre d’animaux. La laine était leur unique revenu, et leur richesse se mesurait au nombre de têtes qu’ils possédaient. L’organisation actuelle de ces grandes fermes pastorales est curieuse ; nous empruntons à M. Bourdil la description suivante, qui donne une idée exacte du genre de vie des éleveurs et des hommes à leur solde. Il nous cite comme exemple la station de Bell-Trees :

« Deux cent quatre-vingt mille arpens de terre divisés, par 6,000 kilomètres de barrières, en prairies d’environ 3,000 à 4,000 arpens chaque. Sur cette surface, une population de 80,000 moutons, 8,000 têtes de gros bétail et 25 ou 30 hommes. L’état-major est composé d’un gérant et d’un garde-magasin. Les hommes se divisent en pâtres (shepherds), bouviers (stockmen) et cavaliers de ronde (boundary riders) ; ces derniers tendent à prédominer quand les propriétés sont closes. Montés sur de bons chevaux, munis de quelques outils et de meules de fils de fer, ils surveillent et réparent les barrières. Les pâtres et bouviers, tous à cheval, font mouvoir d’une prairie à l’autre les animaux quand l’herbe est broutée. Les moutons reviennent à la ferme (station) une fois l’an, au moment de la tonte. On les classe alors et on les renvoie aux champs faire pousser de nouveau une toison dont on les a dépouillés et dont on les dépouillera à pareille époque. La balle de tonte de Bell-Trees contient 2,500 moutons, la provision d’un jour. Vingt-cinq tondeurs agiles expédient ces toisons dans une journée, et un classeur de laines, (spécialiste important, classe ces mêmes toisons destinées au marché de Londres et aux fabriques françaises. Les Irlandais s’acquittent bien de leurs fonctions pastorales ; ils sont logés, nourris, bien payés (1,000 francs par an), et ils ont un travail monotone et uniforme qui convient à leur insouciance et à leur imprévoyance. A la fin de l’année, ils touchent en une fois leur salaire sous la forme d’un chèque. Ils font alors quelquefois, malheureusement pour eux, ce qu’on appelle