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intimement qu’il écrivit les Anglais en Irlande, le plus carlylien de tous ses ouvrages, c’est-à-dire le plus agressif, le plus amer, le plus bilieux, celui où la thèse s’affirme, dès les premières pages, comme un insolent défi. Dans la maison de Chelsea, il était de tradition de se moquer de l’Irlande. De même que la nation écossaise était un peuple de héros, la nation irlandaise était un peuple de vauriens : impossible à un esprit bien fait d’avoir aucun doute sur ces deux points. Une des facéties favorites de Carlyle, c’était de comparer l’Irlande à un rat, l’Angleterre à un éléphant ; il était de toute nécessité, disait-il, que l’éléphant piétinât un peu le rat de temps à autre. M. Froude mit cette impertinence en trois volumes.

Pourquoi les Anglais sont-ils en Irlande ? Je connais quatre réponses à cette question. Les mauvais plaisans vous diront qu’ils y sont de par la bulle du pape, qui a donné l’Irlande à Henry II comme fief du saint-siège, et à la condition expresse d’y rétablir l’orthodoxie. Les amateurs de droit féodal invoqueront le serment de vasselage prêté au même roi Henry II par Dermot Mac Morogh, petit prince irlandais, débauché, ivrogne et assassin, qui, ayant été chassé par ses sujets, fit don au souverain anglais de la terre qu’il ne possédait plus. L’Anglais normal, sain de corps et d’esprit, vous répondra : « Nous sommes en Irlande parce que cela nous plaît. L’Irlande est indispensable à notre sécurité : elle est notre « ouvrage avancé, » notre « fort détaché. » De plus, nous possédons un bon tiers des terres irlandaises. On assure que nos ancêtres ont volé ces terres il y a deux ou trois cents ans. Le fait est possible, mais un vol qui remonte à trois siècles est le plus respectable des titres de propriété. Aussi garderons-nous nos biens d’Irlande jusqu’au jour où la force nous les reprendra. » Dans l’école de Carlyle, on raisonne différemment. Le Saxon gouverne le Celte parce qu’une race supérieure a le « devoir » de gouverner une race inférieure. Êtes-vous en état de vous défendre ? Alors vous êtes libre. Tombez-vous sous le joug de l’étranger ? C’est que vous n’êtes pas digne de la liberté. La force n’engendre pas le droit, mais elle l’accompagne toujours ; elle en est le signe visible et la garantie. Telle est la théorie, que M. Froude, toujours mal à l’aise dans les généralisations, pose au début du livre, en termes d’une solennité un peu lourde.

L’Anglais supérieur à l’Irlandais ! Le Saxon supérieur au Celte ! Que de choses j’aurais à dire sur cette question ! Mais, d’abord, avant de discuter la supériorité, ne faudrait-il pas prouver la non-identité ? L’Irlande est-elle aussi celtique qu’on le pense ? L’Angleterre aussi saxonne qu’elle le croit ? Après la révolte de 1641, on estimait que la moitié de la population de l’Irlande était devenue