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liberté, observent ces pessimistes, est un mot glissant comme une anguille, vague comme un rêve, traître comme l’espérance ; elle côtoie sans cesse ces deux écueils : l’anarchie, le despotisme, et c’est folie d’en parler avant de savoir à quelles forces, dans quelles limites il s’agit de l’accorder. Comment ne voit-on pas que seuls les syndicats révolutionnaires en profiteront, les meneurs entraînant les timides volontés de la masse, et, comme toujours, les modérés écrivant sous la dictée des violens. Les ouvriers des grandes villes ressemblent à la garde nationale d’autrefois : les mauvais attaquent l’ordre, les bons ne le défendent guère. Adam Smith avait-il vraiment ton d’affirmer que lorsque les artisans se rassemblent, trop souvent ils conspirent contre les poches du public ? Rappelez-vous l’exemple de la tour de Babel, la première fédération de syndicats dont l’histoire fasse mention ! La liberté, soit ! mais donnez-la comme un bouclier, non comme une épée : qu’elle permette à chacun de construire sa maison, non de démolir celle du voisin !

La loi de 1884, répondaient ses défenseurs, inaugure une ère de justice, de concorde, d’apaisement ; elle est en quelque sorte l’aboutissement de l’œuvre trente fois séculaire qui se poursuit avec des destinées diverses, l’émancipation du travail manuel ; elle remet aux travailleurs le soin, les moyens de pourvoir à leurs intérêts, et devient l’instrument de leur progrès matériel, intellectuel et moral ; désormais ils n’auront plus à se défendre que d’eux-mêmes. Les corporations ouvrières sont aussi anciennes que l’industrie elle-même, puisque leur existence se trouve déjà consacrée par la loi des Douze Tables : la Grèce avait ses hétairies, Rome ses collèges d’artisans ; au moyen âge, elles ne revêtent pas non plus le caractère d’associations libres et volontaires, mais celui d’institutions privilégiées, comme celles qui, sous le nom d’esnafs, fonctionnent aujourd’hui dans les principales villes de la Turquie. Leurs défauts paient largement la rançon de leurs qualités, et leurs monopoles ne vont pas sans d’étranges servitudes envers le pouvoir royal, qui bat monnaie avec elles et ne se gêne nullement pour réglementer, vendre fort cher le droit de travailler. La révolution veut reprendre l’œuvre de Turgot ; mais l’assemblée constituante ne comprend point qu’il n’y a pas de liberté sans garantie, que la liberté est action, et, croyant couper le mal dans sa racine, elle anéantit les corporations, défend de les rétablir sous quelque forme que ce soit, sacrifie l’intérêt collectif comme l’ancien régime avait sacrifié l’intérêt individuel, édicté cette loi de 1791 qu’on a justement appelée la loi martiale de l’industrie. Ni la législation de 1852 sur les sociétés de secours mutuels, ni celle de 1864 accordant la faculté de se coaliser, mais sans concert préalable, ni celle de 1867 et 1868 autorisant la création de sociétés coopératives et proclamant