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cardinale, une liberté nécessaire ; qu’elle soit réglée, définie, contrôlée, nous le voulons, mais faites quelque crédit aux travailleurs tenus tant de siècles dans une sorte de servage, et ne vous étonnez point si l’émancipation ne leur confère pas brusquement l’aptitude, si, après avoir enlevé les liens qui les garrottaient, ils font quelques faux pas !


II

A notre sens, la loi nouvelle ne mérite ni ces bruyantes apothéoses ni ces acerbes critiques. Il parait assez difficile d’admettre avec les pessimistes que les syndicats fédérés puissent devenir l’armée de la révolution sociale ou antisociale ; en tout cas, les coups d’état du peuple depuis cent ans prouvent avec évidence que le refus de la liberté d’association ne préserve guère les gouvernemens, bons, médiocres ou mauvais, de ces chutes auxquelles une sorte de fatalité semble les condamner en France. Mais qu’on ne vienne pas non plus vanter les perfections de cette loi, jurer qu’elle réconciliera comme par enchantement les deux frères ennemis, le capital et le travail, résoudra la grande énigme économique qui pèse si douloureusement sur les âmes, et qui, pareille au sphinx antique, a déjà couvert le sol de tant de milliers de victimes. Elle est si peu parfaite que plusieurs projets sont en instance devant les chambres afin de la modifier, de la compléter, de faire davantage respecter la liberté de la minorité, et que le sénat a pris en considération celui de M. Marcel Barthe ; elle n’empêche pas, hélas ! les grèves de se produire avec leur cortège ordinaire de ruines, parfois de crimes sanglans. Ajoutons qu’elle porte au plus haut degré l’empreinte du privilège. M. Dufaure, il y a treize ans, avait préparé un projet qui conférait aux associations de divers ordres la liberté avec un état civil ; mais, toujours hantée par le fantôme clérical et férue de haine irréligieuse, la chambre l’ajourna indéfiniment, se contenta d’en détacher le chapitre des associations professionnelles, repoussa les propositions de MM. Goblet, Ribot et Trarieux, qui voulaient introduire le principe admis en Angleterre : la liberté de droit commun, l’obligation de remplir certaines formalités imposées aux seules associations qui prétendent à la personnalité civile. L’Autriche, l’Allemagne, reconnaissent aux corporations de métier le droit illimité de posséder ; les trades-unions anglaises peuvent acquérir des valeurs mobilières en quantité indéfinie, des immeubles jusqu’à concurrence d’un acre d’étendue. La crainte historique des biens de mainmorte arrêta encore la chambre : on entendit M. Allain Targé soutenir que cette facilité de posséder ne profiterait qu’aux congrégations religieuses déguisées en