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responsables solidairement et sur tous leurs biens, mais ce dernier répugne trop à nos habitudes d’individualisme pour qu’on puisse de longtemps l’acclimater en France.

Tout ceci n’a rien d’impraticable, si les autorités sociales, les grands propriétaires ne demeurent pas inertes, s’ils comprennent leurs devoirs, leurs véritables intérêts, renoncent à l’absentéisme et reviennent à la terre, s’ils ne s’imaginent pas que l’ordre social a pour objet de permettre aux uns de toucher des rentes, d’obliger les autres à les payer. Les socialistes révolutionnaires apportent à l’œuvre de destruction le denier du diable ; à nous de verser pour l’œuvre de régénération le denier de la Providence, à nous de comprendre que la seule inégalité que notre temps ne peut supporter est celle qui consiste à avoir les honneurs, les bénéfices, sans charges correspondantes. La question n’est pas seulement une question d’estomac, une question de gain matériel, de gros sous : en voyant les propriétaires se mettre à leur tête, payer de leur personne et de leur bourse, faire de la bonne démocratie, les cultivateurs, les ouvriers agricoles sentiront se dissiper certains préjugés, s’affermir leur affection. Les Français ne sont plus les seuls qui sachent convertir les rochers en or ; d’autres peuples ont surgi, aussi hardis, non moins persévérans, mieux gouvernés, qui leur font une rude concurrence : la guerre du bon marché a commencé sur tous les points du globe, et, grâce au télégraphe, aux transports rapides, aux chemins de fer, il n’y a plus de distances, les terres des deux mondes se touchent, se pénètrent, se confondent en quelque sorte. De si grands changemens commandent une tactique nouvelle, des hommes, des instrumens appropriés à la lutte. S’ils répondent à nos légitimes espérances, si les conclusions ne démentent point les prémisses, les syndicats agricoles permettront à l’agriculteur d’acheter dans de bonnes conditions ses engrais, ses semences, ses machines, de mieux vendre ses produits ; ils assureront une représentation efficace de cette grande industrie nationale, de ces millions d’hommes au nom desquels personne jusqu’à présent n’a su se faire entendre. Par le crédit mutuel, par les institutions de prévoyance, ils viendront au secours des petits et des faibles, des malheureux et des vieillards, rendront à l’agriculture sa confiance en elle-même, contribueront à détourner ses enfans d’aller se perdre dans les villes. Mais, pour en arriver là, il faut sortir de l’ornière, apprendre à se défendre, à se réunir dans une action commune, accepter l’esprit de progrès continu, raisonné, sans répudier la tradition. A ce prix seulement, l’agriculture française pourra conjurer la crise qu’elle traverse, échapper à une ruine menaçante, se relever et recouvrer son ancienne prospérité.


VICTOR DU BLED.