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C’étaient les meurt-de-faim et les désespérés.
Ils étaient assis là, coude à coude, serrés,
— Comme ils seront un jour dans la fosse commune, —
Rongeant leur brûle-gueule et leur vieille rancune ;
Et l’on ne remarquait d’abord que tous ces dos
De travailleurs, voûtés par le poids des fardeaux.

Mais, au fond du hangar enfumé, le gaz brille.
Tout là-bas, sur l’estrade, où, les soirs de quadrille,
Le dur piston se mêle aux violons grinceurs,
Siègent le président et les deux assesseurs,
Lui très chauve, eux barbus et de farouche mine,
Trois têtes de tribuns ouvriers que domine
L’énorme Marianne en plâtre, aux blancs regards,
Triomphante parmi les rouges étendards.
A côté d’eux, parlant d’une voix lente et grasse,
L’orateur est debout près d’une contrebasse.

Que disait-il ?

Avec son accent faubourien,
Il disait que les uns ont tout, les autres rien,
Qu’on n’en a pas fini de l’antique esclavage,
Que c’est à regretter presque l’état sauvage,
Où le chef, le premier aux guerres comme aux jeux,
Est du moins le plus fort et le plus courageux.
Il montrait, dans sa simple et cruelle logique,
Le peuple condamné par un destin tragique,
Les inégalités debout comme autrefois,
La dureté des mœurs plus fortes que les lois,
Le richard ayant chaud près du pauvre qui gèle,
Et l’injustice à tous les degrés de l’échelle.
Il dénonçait, fermant son poing de révolté
Et scandant quelquefois son discours irrité
Du profond geignement de la bête qui souffre
L’éternelle misère élargissant son gouffre,
Le tribut, qu’elle paie et voit toujours grossir,
De la chair à canon, de la chair à plaisir,
L’engrenage d’acier qui dévore et qui tue
Ceux que l’on fait soldats, celles qu’on prostitue,
Tout effort écrasé par le lourd capital,
La vie horrible avec la mort à l’hôpital.